Lettres du soldat Françis THEUREY 
du 53 RI 
secteur de Massiges - dec 15 à avr 16 -

   

13 Décembre 1915 : Nous avons débarqué ce matin à Ste Ménéhould...et nous en sommes à 5 Km. Notre secteur sera MASSIGES près de TAHURE où le canon roule sans cesse. 
 
  14décembre: Ce soir nous montons aux tranchées, aussi peut-être n'aurais-je guère le temps de vous écrire, aussi je profite d'un moment pour vous envoyer deux mots... Nous sommes logés sous un hangar, sur de la paille qui a bien six mois, aussi la couche est bien mince et ressemble beaucoup à du fumier de cochon. Il fait très froid et les nuits prochaines seront dures. Les hommes qui reviennent ressemblent à des tas de boue. A bien des endroits on est obligé de porter d'énormes bottes qui nous viennent à la ceinture car on est dans l'eau et dans la boue. Cette nuit des Boches sont venus causer avec les notre, eux aussi ne peuvent plus y rester et sont à moitié gelés, car, il fait un temps noir et froid est très piquant. Le pays où nous sommes est presque totalement évacué, impossible d'y trouver un verre de vin.... 
   
20 décembre: Je suis toujours en réserve, les deux autres bataillons sont en ligne et il y a déjà pas mal d'évacués pour les pieds gelés. Après demain nous serons relevés, nous retournerons dans notre cantonnement, on pourra peut-être se payer quelque chose. 
   
21 décembre:... .La neige commence à tomber et il ne fait pas Chaud nous ne sommes pas trop à plaindre, mais ceux qui sont en 1ère ligne sont à plaindre, la perspective d'y venir dans les premiers jours de janvier n'a rien de réjouissant. Demain soir on prendra le chemin du repos sans regret. 
   
22 décembre: Nous voici hors de la zone marmitable depuis hier soir, la relève nous est arrivée à 8 h du soir et à II h nous étions à notre cantonnement de départ. De;na vie je n'ai vu pareille boue. Ceux des 2 ème et 3 ème bataillons qui se trouvaient en ligne n'ont rien d'humain, ce sont de véritables paquets de terre, les habits neufs sont bien étrennés. On ne peut se faire une idée de la vie qu'on mène... 
 
Nous sommes sous un vieux hangar dépouillé de ses portes et où on logerait facilement 10 000 gerbes, jugez s'il y a de l'air, il faut à tout prix se remuer. 
   
25 Décembre : Je vais me préparer pour la messe; pendant les matines, cette nuit, les obus boches venaient à quelques centaines de mètres du pays. Nous nous trouvons dans un village presque complètement évacué, véritable désert de ,boue... 
 
De la tranchée le 31 décembre : Depuis deux jours nous voici en ligne, après mille difficultés nous y sommes venus le 29 au soir. Nous avons avancé d'un jour. Après toutes les sorties que les Boches et les notre ont fait ces temps derniers dehors des tranchées, on craignait qu'ils ne bombardent notre relève car ils savaient que cela se passait périodiquement tous les huit jours. Quel travail pour arriver où nous sommes, on ne peut s'en faire une idée, nous avons tous tombés au moins 5 à 6 fois dans la sauce et dans certains passages on ne s'aiderait pas l'un l'autre on ne s'en retirerait qu'en se déchargeant; du sac.", Pour ma part les godillots étaient plein d'eau que j'avais encore facilement 4 Km à faire. On tombe, on se relève, un copain appelle à l'aide, à plusieurs endroits les officiers tiraient tous leurs hommes l'un après l'autre par la main; ils ont l'aisance de ne pas écraser sous le sac, eux. Enfin nous y sommes, j'avais déjà vu des tranchées, mais comme là jamais. Depuis 48 heures nous sommes immobiles ou presque, dans la mélasse. Mais grâce à nos bottes on n'a pas froid aux pieds; mais elles sont tellement énormes qu'on ne peut marcher avec…En face de nous, nous entendons les boches barboter dans leur mélasse aussi. Ils ne nous tirent que rarement, mais en revanche, l'artillerie n'a pas de répit ni la nuit ni le jour pour l'instant ça craque terriblement...Je veille avec mon ami DAVID, pour l'instant il ronfle à côté de moi, assis tous deux sur un rouleau de fil de fer qui nous sert de lit et de chaise en même temps. Ensemble on parle du pays et les heures passent encore vite.. .nous ne faisons que 2 jours en 1ère ligne, 2 jours en réserve à côté et 4 jours en 2 ème ligne, il n'y a qu'en 1ère qu'on n'a pas d'abri. 
   
4 janvier 1916 : (après réception d'un colis).. .Ici , dans nos cavernes à 6 m sous terre on fume le cigare comme des déroutés. Comme en l ère ligne nous sommes très mal logés, l'eau envahit le fond des abris et ils sont inhabitables. nous sommes obligé de coucher sur les escaliers. Il est vrai que toute la nuit on travaille à épuiser le jus.. Enfin le 6 au soir on quittera cette sale région et il n'est que temps, car la Compagnie diminue tous les jours. Tous les soirs c'est une nouvelle caravane d'évacués.. .'l'out ce que nous occupons ici a été enlevé aux Boches en septembre et nous logeons dans leurs souterrains, il faut voir le travail gigantesque qu'ils avaient fait, ce sont des milliers de mètres cubes de terre qu'ils avaient sortis à 6 m de profondeur et sortis par des escaliers d'un mètre de largeur. Ils avaient fait à cette profondeur des galeries de 30m de 1ong, 2.5m de large et un mètre de hauteur et c'est là qu'étaient leurs réserves pendant les bombardements. La violence du feu français a réussi à en écrouler quleques uns, on voit des madriers qui sortent de terre et là des 50 Boches sont enfouis. Voilà où nous logeons, partout des boyaux démolis, de la terre remuée qui colle aux pieds comme de la poix. 
   
6 janvier : ...Toujours au fond de mon trou...à 500 ru des Boches. Demain soir nous regagnerons notre cantonnement 
 
9 janvier: (au cantonnement-sans doute à MAFRECOURT).. .A,ussitôt levés on commence à grelotter et on hésite à mettre les mains à l'eau pour laver une chemise, il faut pourtant s'y mettre car les poux font leur apparition et prennent l'offensive. Pour nous remettre, on va nous vacciner dans une heure, cela sera ma 7 ème injection en un an . 
 
     A nouveau en ligne depuis le 14 janvier, il écrit le 22: Le premier de mes copains du 171 ème RI (son ancien régiment d'avant sa blessure à Navarin) et de mon ancienne Compagnie a été tué hier, étant en corvée de vivres, les boyaux étant pleins de boue, il voulut l'éviter et il passa à découvert, ce fut sa perte, il reçut une balle à la poitrine et impossible d'aller lui porter secours; nous avons eu de 8 h du matin jusqu'après midi le triste spectacle de le voir à 60 m de nous se tordre agoniser, sans pouvoir aller à son aide. Autant d'essais l'on fit, autant de fusillades ces sauvages envoyèrent. Quand on le releva à la nuit, il était mort, il avait 23 ans... 
 
     Toutes ses lettres de janvier, février et mars 1916 font état de ces séjours alterné en lignes et au repos. Le seul changement notable est que certains travaux sont exécutés à V…..(sans doute VIRGINY) , et que les repos n'ont plus lieu à MAFFRECOURT mais dans la nature, dans des gourbis; C'est dans une lettre du 15 décembre 1915 qu'il a indiqué en clair qu'il était à la MAIN DE MASSIGES. 
   
     Lettre du 22 mars 1916 .Il est 8 h, du soir, nous rentrons de travailler en ligne et nous aurons la nuit de repos. Nous sommes logés dans une petite chambre, la seule ,qui ,reste d'une maison bombardée. A la fenêtre, naturellement, plus de vitres, l'éclatement des obus depuis longtemps les a fait tomber. Malgré cela, on a l'impression d'être chez soi, quoique l'abri soit bien frêle, nous sommes à la merci d'un premier obus qui s'arrêterait sur le plafond. Nous écrivons 2 copains et moi sur une table, quel luxe. Depuis OFFEMONT ( c'est à dire depuis leur incorporation à BELFORT en novembre I9I4) on n'avait pas eu cette veine. La chambre devait être très jolie, aux boiseries, aux restes de tapisseries, la cheminée, on devine que quelqu'un y a vécu heureux. Où en est le propriétaire? peut-être mort, et sa famille? emporté par la tourmente vers l'intérieur. Les survivants ne reconnaîtraient guère leur malheureux village. L'église ressemble à un squelette, les 3 cloches sont toujours parmi les décombres, derrière l'église un grand cimetière militaire. De braves camarades y reposent pendant que nous veillons, que nous travaillons à achever leur oeuvre. Tout est haché par les obus, les jardins retournés par les tranchées et au milieu de cette dévastation quelques arbres osent encore fleurir. 
 
     Voilà où votre petite lettre du 18 est venue me retrouver et m'apporter le quotidien encouragement. 
 
     Il y a un an à pareille heure, j'étais pour la première fois à la merci des balles( ceci se passait à BADONVILLERS Vosges) qui déjà avaient passé assez près de ma tête parmi les morts de la journée et depuis j'ai vu encore quelques bonnes fois des horreurs de la guerre. J'ai été épargné et je garde bon espoir de revenir... 
   
26 mars : Une fois de plus, c'est de la tranchée que je vous trace ces quelques lignes Nous croyions avoir 8 jours à passer en réserve, mois les ordres sont comme le temps, très variables. Depuis vendredi soir nous sommes en ligne et les deux nuits que nous venons de passer n'ont pas été trop tièdes, mais dans la nouvelle tranchée que nous occupons ( c'est la première fois que j'y viens) nous avons l'avantage de ne pas être dans l'eau et d'avoir quelques abris… 
 
Les lettres suivantes sont encore écrites de la tranchée, puis des petits postes. Ils partent ensuite au repos à 18 km et après trois étapes à pied ils seront à 55 km du front. 
 
6 avril: Encore une fois ce soir il me faut reprendre le chemin de VIRGINY, c'est à dire des tranchées qui, pour cette fois. se trouvent en face VILLE sur Tourbe, un coin que je connais par cœur. Cette fois j'y monterai seul je laisse mon copain au cantonnement., il est un peu malade, pour les 8 jours la Cie en laisse 8 pour nettoyer le cantonnement. Pour ne pas nous séparer le sergent m'avait envoyé à la visite afin de rester aussi mais le major n'a pas voulu croire que j'étais souffrant et en face de mon nom il a mis la mention: Rejoindra la tranchée. C'est la première fois que je vais à la visite étant au front, ce n'est pas encourageant. Pour m'exempter des tranchées je ne peux compter que sur les Boches. Sans leur intervention je ne sais pas si j'aurais l'honneur d'aller en permission (Après sa blessure à Navarin le 27 septembre 1915, son séjour à l'hôpital, il a eu en effet une permission). 

8 avril: Seul dans mon bout de tranchée, mon seul bonheur est de venir causer un instant avec vous. Voici le 2 ème jour que je suis aux petits postes, dans une vieille tranchée, qui en a vu de dures. Ce n'est autour de moi que terre remuée et fils de fer barbelé. A ma droite, dans le lointain c'est un roulement de tonner et de l'autre coté desgrandes forêts de l'Argonne que je vois d'ici. A ma gauche une colline de terre blanche inculte avant la guerre et journellement bou1eversee par la pelle et les obus. Devant à quelques mètres de moi, la tranchée ennemie dans laquelle des hommes sont comme moi aux aguets, épiant la moindre motte de terre qui roule. Dans le petit espace qui nous sépare des hommes sont là, couchés depuis six mois, servant de pâture à d'énormes rats qui vont se repaître de leurs dépouilles dès la tombée de la nuit jusqu'au petit jour. Voilà le tableau de ce qu'on appelle le front pour le fantassin. Et au-dessus de ce lugubre chantier, les alouettes chantent à tue tête dès 4 h du matin et déjà hier j'ai entendu le coucou nous annonçant qu'i1 est trop tard pour avoir l'évacuation pour les pieds gelés. C'est dans ce milieu que je vis depuis 4 mois déjà… 
 
     Ce soir des copains viendront prendre notre place et nous irons cinquante mètres plus en arrière et dans deux jours on ira encore plus en arrière, et toujours la même manœuvre… 
 
 14 avril: Voici le 4 ème jour que je ne vous ai pas fait ma petite lettre , vous me pardonnerez; si vous voyiez le local où nous sommes entassés; et qui nous sert d'abri, il est probable que vous seriez indulgente, et pour comble de veine nous sommes obligés de nous y tenir car il pleut à verse. Nous sommes dans un étroit couloir de l m de haut et de large et 40 m de longueur et en pente rapide, si bien qu'au fond on est à 10 m ,sous terre, c'est une sape. Nous n'y voyons que grace à nos bougies et je vous écris à la lueur d'une. On a mis de la paille sur toute la longueur il y a peut-être 6 mois et c'est sur ce fumier que les poilus sont allongés se donnant en pâture aux innombrables vermines qui habitent ce souterrain. En cas d'attaque, 7 à 800Kg de poudre sont disposés au fond de la sape et au moment voulu on fait exploser le tout faisant un entonnoir où l'on cacherait notre maison. Et le lendemain le communiqué vous dit: on a fait exploser une mine! et dans ce genre d'opération, c'est souvent une section entière ensevelie. ... 
  
17 avril: Depuis le 15 Nous avons quitté la tranchée après y avoir passé 9 jours assez tranquille .Nous sommes au au repos dans les champs, dans d'énormes abris à 8 ou 10 mètres sous terre, à environ 1km des lignes, mais là les Boches peuvent envoyer ce qu'ils ont de plus gros, ils ne nous font guère de mal… Nous avons été légèrement déplacés, mais très peu, quelques centaines de mètres et il n'y a pas lieu de vous en alarmer. D'ailleurs, avec toutes les recommandations dont vous m'accablez, je peux attendre avec pleine confiance, aussi ai-je plus de médailles dans mon porte-monnaie qu'aucun général puisse en avoir sur la poitrine. J'en ai de toutes les formes, de toutes les origines: Issoudun, Lisieux, Lourdes, Ronchamp, tout y est. Aussi, je vous supplie de distancer vos envois ou faites moi parvenir un 2 ème porte-monnaie, celui que j'ai sera bientôt complet, rien que de médailles. 
 
     Quant à me confesser, ça chérie, j'avoue très humblement que je ne vois pas du tout ce que je pourrais dire à un confesseur. Que la guerre m'a déjà fait beaucoup souffrir, que j'ai eu froid, faim, soif, trempé de pluie, dévoré par les poux, la moitié de mes nuits passées à la belle étoile, voilà l'emploi de mon temps pendant l'exercice 15-16. Le tout ne doit pas être très grave. 
 
24 avril: Depuis hier soir nous voici à nouveau en ligne, au même emplacement que la dernière foi. Hier, je suis allé à la messe, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Un caporal l'a dite au milieu des friches où nous étions à l'entrée de nos abris et un lieutenant remplissait les fonctions de servant. Sous les marmites à 2 Km des Boches, c'est encore assez rare, l'an dernier je l'avais vue en 1ère ligne à 100 m de l'ennemi, c' étai t encore mieux Nous avons reçu hier notre premier renfort de la classe 16 et ils viennent de passer leur l ère nuit dans la tranchée. Et vous pouvez croire que ce matin, par ce beau soleil, ils ouvrent de beaux yeux. Les avions sont sortis en grand nombre et ce n'est partout que bombardement et combats aériens, tout cela amuse nos jeunes poilus. Et:Depuis hier le bruit court ici que nous sommes relevés ce soir pour aller au grand repos et quand vous recevrez ma lettre nous y serons probablement car la chose paraît certaine. Où irons-nous, on l'ignore, sûrement pas à BOREY (son village de Hte Saône) mais cela fait plaisir tout de même. Si on trouve quelques bonnes bouchées, on ne va pas les manquer, car ici à quelques mètres il y a là pas mal de copains qui sont là sur le terrain depuis septembre et qui, par ce chaud soleil nous envoie une odeur qui ne donne guère appétit pour le bout de boeuf, souvent gras et bien jeune que nous touchons entouré de macaronis au suif. Si on n'avait pas quelques colis, souvent on dînerait par coeur ou au pain sec. Nous pourrons aussi nous débarrasser de notre vermine. Il y a cinq mois exactement que le 53 ème est ici dans ce même secteur, mais à vrai dire. il ne faut pas nous en plaindre... Vous me dîte,. ma chérie ne guère avoir de bois, ne vous inquiétez pas car si je suis rentré pour l'hiver, je connais la manière de s'en passer presque totalement, je vous l'indiquerai, car vous pouvez croire que mes frais de chauffage n'ont pas coûté cher à l'Etat. 
 
 
 
29 avril : Cette fois c'est du repos que je vous fais ma petite lettre, loin du roulement incessant du canon. Quoique nous soyons guère qu'à 25 Km de la ligne, ici c'est le calme complet. On s'est senti renaître quand hier, pour la première fois de l'année nous nous sommes retrouvés en pays habités. Quel bonheur de revoir des jardins bien en ordre, des fleurs, des blés, enfin la vie à l'intérieur. 
 
     Nous sommes passés à proximité de la statue du grand Kellemann qui, du haut de la colline (VALMY) où il est placé semble observer tout ce qui se passe dans notre secteur Nous l' avons laissé 9 Km derrière nous pour venir vers 1'intérieur prendre un peut de repos je crois bien gagné. 
 
     Nous sommes dans un tout petit village, peut-être de 150 habitants, tout le régiment, 2. 500 hommes, aussi sommes nous empilés comme des harengs. Mais il y a de l'épicerie, du vin et une bonne petite rivière pour nous décrasser (cela, parait se situer à St Mard sur Auve ou à la Chapelle Felcourt. 
 
 
 
Après ce repos le 53 RI rejoindra le secteur de TROYON et en mai juin 1916 celui de VERDUN