Nous étions les "SACRIFIES" 
 
par le Capitaine Agostini - Juil 1918 -
 
   
Les Allemands pressés d'en finir décident une nouvelle offensive qui sera baptisée "le Friedensturm" ou Bataille pour la paix. Cette offensive va être un échec d'autant plus retentissant que les moyens engagés ont été grandioses et puissants. Cette attaque va se déclencher le 15 juillet 1918 à 4 h 15 et s'étendra sur un front de 90Km, de Château-Thierry à la Main de Massiges. 290 000 hommes vont y être engagés soit trois contre un et le Kaiser lui-même est venu à Sommepy au Blanc-Mont pour assister à la victoire finale. 
 
PETAIN réussit à convaincre le Gal GOURAUD commandant la IV Armée, d'adopter une tactique impensable au début de la guerre, c'est-à-dire abandonner la première ligne quelques heures avant l'attaque supposée de l'ennemi et replacer les troupes trois km en arrière pour les soustraire au bombardement, seul seront laissé des groupes de soldats que l'on "sacrifiera" sur des positions aménagées dans des îlots de résistance, sur la première ligne ainsi qu'en profondeur et qui auront la tache de renseigner sur l'avance de l'ennemi et de disloquer les troupes. Les tranchées de première ligne et les sapes seront gazées pour éviter de servir de refuge, des soldats, volontaires et désignés, accepteront ce sacrifice qui sera pour une grosse partie la mort assuré. 
 
A partir du cinq juillet on met en place les centres de résistances, isolés avec l'arrière de manière à éviter les indiscrétions en cas de capture. 
 
Tous les indices concordent sur l'imminence de l'attaque, le 14 juillet un coup de main heureux dans la région des Monts de Moronvilliers fait 27 prisonniers qui donnent le jour et l'heure de l'attaque, dès lors les troupes se retirent complètement de la première ligne sans bruit et vont se repositionner trois Km en arrière. GOURAUD déclenche une contre-préparation d'artillerie une heure avant celle des Allemands avec des obus à ypérite pour les troupes massés dans les parallèles de départ et des obus explosifs pour les batteries d'artillerie. 
 
L'ennemi ne va pas bouger commençant son attaque comme prévu à 4 H 15 du matin. 
 
Voici l'histoire d'un "sacrifié" le Capitaine AGOSTINI du 21e RI du centre de résistance du "PC Saint Denis" situé à mi-chemin entre la première ligne de la Butte de SOUAIN et la position de résistance du Bois Sabot sur la tranchée de 1915 fortifiée. 
 
 
MINUIT DIX 
 
     Pluchery, le guetteur de faction à minuit sur la plate-forme du PC Saint Denis m'appelle. Du doigt il me montre tout le front de bataille jalonné par une ligne de fusées éclairantes. Et comme il s'étonne d'ignorer la signification de ces étoiles dont la couleur et la forme lui sont inconnues, je lui réponds : "Mon gars, tu ne vas pas tarder à le savoir...continue à ouvrir l'œil...et le bon". 
 
     Je consulte ma montre, il est minuit dix. 
 
     Soudain, une fusée s'élève devant nous. Le jet monte très haut dans le ciel noir. puis il éclate à bout de course et s'éteint en laissant tomber l'un au-dessus de l'autre, trois globes lumineux de couleur verte. 
 
     C'est le signal ordonnant à l'artillerie allemande d'ouvrir le feu de toutes ses pièces. 
 
     Aussitôt, dans un fracas de tonner s'abat une grêle de minewerfers sur nos premières lignes, heureusement abandonnées, tandis que l'Hinterland, soumis à un bombardement d'une effroyable intensité, est troué comme une écumoire par des myriades d'explosions. 
 
     C'est le pilonnage systématique de nos positions avancées, prises sous un déluge d'obus à gaz et autres projectiles de tous calibres. 
 
     Mais à vrai dire, les Allemands ne se rendent pas compte qu'ils se servent d'un pavé énorme pour écraser une mouche. En effet, ils n'auront conscience du piège dans lequel ils ont donné que demain matin, quand leur assaut ira se briser contre notre butoir, c'est-à-dire notre ligne intermédiaire de résistance demeurée intacte. 
 
     Jamais les Français n'estimeront à sa juste valeur là reconnaissance qu'ils doivent au général Pétain qui a eu le génie de retirer nos troupes hors de cet Hinterland transformé en enfer. 
 
     Sans cet habile recul stratégique de quatre kilomètres, nous eussions éprouvé des pertes incalculables et le sort des alliés eut été compromis. 
 
 
LE BOMBARDEMENT INTENSE 
 
     Pour nous, les sacrifiés, il s'agissait avant tout, de se garer des obus et de l'ypérite. 
 
     Tous les abris occupés par mes hommes étaient solidement étayés, mais il importait en premier lieu de ne pas s'exposer à respirer les gaz toxiques qui rampaient insidieusement sur le sol. 
 
     Au PC Saint Denis, les hommes composant ma liaison avaient ajusté le masque sur leur figure et portaient en bandoulière leur second masque dit "de rechange". 
 
 
 
























          Pour mon compte personnel, j'avais à ma portée un "TISSO', permettant de parler et de se faire entendre à travers une plaque translucide. 
 
     Par précaution, j'avais disposé‚ à mes pieds près du téléphone une petite caisse dans laquelle s'ébattaient deux petits chats, La mort de ces inoffensives bestioles devait prévenir de l'urgence à mettre le masque. Cela dit, il ne restait plus qu'à attendre les événements et agir selon les circonstances. 
 
     Vers deux heures du matin, le bombardement réciproque des Allemands et des Français avait atteint son maximum de violence. 
 
     C'est alors que j'ai décidé de faire sauter le fourneau de mine placé sous la route de Souain à Tahure. 
 
 

















 
     J'ai rédigé aussitôt un ordre que j'ai confié au soldat Joubert pour être remis aux deux sapeurs du génie chargés de ce soin et qu'il devait trouver blottis au fond de leur abri. 
 
     Joubert prit son élan et disparu dans les ténèbres sous la mitraille qui s'abattait partout avec rage. 
 
     Quelques instants plus tard. le sol était secoué comme sous l'action d'un séisme. C'était la mine qui venait de sauter, ouvrant un cratère dans lequel on aurait pu enfouir un immeuble de six étages. 
 
     Je me tenais à l'entrée du PC Saint Denis. Dehors. il faisait aussi noir que dans un tunnel et je ne distinguais plus le ciel ni ce qui était devant moi. 
 
     Le bois du Cameroun était noyé dans une nappe de fumée ocre et de poussière de craie si épais que je ne me rendais plus compte de l'endroit où je me trouvais. 
 
     Les fils de mon téléphone étaient hachés depuis hier soir, au début du bombardement. 
 
     Mon appareil de TPS ne fonctionne plus avec l'arrière et mon dernier message n'a pu être transmis au PC Capron que par l'intermédiaire de la TPS du régiment voisin, le 14e d'infanterie, placé à un kilomètre sur ma droite, dans le secteur de Tahure. 
 
     Jusqu'à deux heures trente. j'ai pu me relier avec les points d'appui Dordogne et Aigle, occupés par les lieutenants Mourot et Moreau. 
 
     Mais, à partir de maintenant, toute liaison a cessé d'exister, tant le bombardement est intense et le seul parti restant à prendre, consiste à se détendre pour son compte personnel au moment où les Allemands donneront l'assaut. 
 
 
15 JUILLET 1918 - 4 HEURES 10 DU MATIN
 
     L'aube commence à poindre sans réussir à percer l'opacité des poussières de craie auxquelles se mêle la fumée noire des explosions. 
 
     Le bombardent est toujours d'une violence excessive. 
 
     On me rend compte de la destruction des deux observatoires dissimulés sous les sapins lesquels ne sont plus que des squelettes d'arbres. 
 
     Puis c'est le poste de guetteurs installé dans la tourelle blindée, plantée à cent mètres en avant du PC Saint Denis qui vient d'être détruit. 
   
     Privé de cet œil précieux, je ne suis plus renseigné sur ce qui se passe à la lisière nord du Bois du Cameroun. 
 
 



















 
PC St Denis après la tempête
 
 
5 HEURES DU MATIN. 
 
     Il fait un peu plus clair, mais c'est un jour blafard, une sorte de grisaille donnant aux choses l'apparence du flou qui estompe les silhouettes. 
 
     Pressentant que le dénouement de cette tragédie ne va pas tarder à se produire. je brûle mon dossier d'archives, les ordres, les consignes et les plans du secteur, ainsi que la comptabilité de campagne. Enfin, je rends la liberté aux deux pigeons voyageurs que j'ai en dépôt après leur avoir confié un message donnant les dernières nouvelles de ma situation. 
 
 
5 HEURES 30 DU MATIN. 
 
     Dans le tonner un éclatement d'obus. je perçois, de-ci de-là, le bruit sec de coups de fusil tirés en direction de la butte de Souain. 
 
     Plus de doute c'est la première vague d'assaut ennemie qui fait irruption dans nos avant-lignes et doit avoir pris contact avec les défenseurs des points d'appui Dordogne et Aigle. 
 
     D'ailleurs, voici qu'une avalanche de projectiles éclate autour du PC Saint Denis réduisant en miettes les vitres de la lucarne qui donne le jour à mon bureau. 
 
     C'est le barrage roulant dont la nappe des feux percutants pilonne tout sur son passage. 
 
     Aussitôt, chacun de nous, court se pelotonner, dans les coins de l'abri et attend que la tourmente passe. 
 
     Pour tout dire, il n'y avait autour de moi qu'un petit groupe de défenseurs : soit deux fourriers, une paire de téléphonistes, quatre coureurs, les cuisiniers, mon ordonnance et le coiffeur de la compagnie, une douzaine en tout. 
 
     Par bonheur, le barrage roulant franchit le PC Saint Denis sans que son tapis de projectiles aient causé trop de dégâts et continue, avec une régularité d'horloge, ses bonds en avant, de cent mètres en cent mètres. 
 
     Mais quelle surprise! Nous ne voyons pas arriver l'ennemi sur nous. Autrement dit, la vague d'assaut n'a pas collé au barrage de feu de son artillerie. 
 
     Quoi qu'il en soit ce retard imprévu permet aux occupants du PC Saint Denis de relever la tête et de se préparer à résister. Je peux aussi remplir ma mission, qui est de "signaleur". 
 
     Tout d'abord c'est le silence qui est momentanément revenu. Mon attention se porte sur la droite du PC ou se fait entendre un vague roulement de ferraille mêlé au vrombissemmt d'un moteur. 
 
     Je prête l'oreille à ce bruit insolite qui va en s'amplifient. Soudain, deux gros tanks d'origine anglaise surgissent, l'un après l'autre d'un fourré et se faufilent en cahotant entre les arbres. 
 
     Il est évident que l'intention de ces deux monstres est de foncer sur le réseau barbelé qui clôture le PC Saint Denis. 
 
     Par un hasard providentiel, ces deux redoutables engins sautent en passant sur un chapelet de mines et s'immobilisent à cent mètres de nous. L'un est disloqué, mais reste debout sur ses galets, l'autre s'est éparpillé en pièces détachées sur le sol. 
 
 





































 
MON CAPITAINE V'LA LES BOCHES 
 
     C'est maintenant au coiffeur de la compagnie de prendre son tour de faction au poste de guetteur. 
 
     Il grimpe sur la plate-forme du PC Saint-Denis et je le vois avancer le cou, braquer ses regards en avant pour essayer de percer le voile de fumée et de poussière qui nous enveloppe. 
 
     Soudain, il se retourne vers moi en criant: "Mon capitaine! v'là les boches!". 
 
     Je bondis auprès de lui pour m'assurer du fait et l'aperçois s'avançant de front, dans l'épais brouillard de fumée, une ligne d'ombres chinoises grises, la baïonnette haute. 






     Ces ombres n'étaient plus guère qu'à trente mètres de nous, ce n'était pas le moment d'hésiter. 
 
     Un fusil à la main, je m'écrie : 
 
- Fourrier Guinchard, vite, vite...passez-moi la fusée drapeau ! 
 
- la voici, mon capitaine. 
 
     Et tous deux, avec beaucoup de calme. nous préparons "l'engin-signal". 
 
    Je mets un genou à terre, tandis que Guinchard glisse la baguette de la fusée dans le canon du fusil. 
 
    J'introduis une cartouche dans la culasse : 
 
- Etes-vous près ? 
 
- Oui, mon capitaine. 
 
     Une pression du doigt sur la détente fait fuser verticalement un jet de poudre ver le ciel. 
 
     Là-haut, un éclatement se produit, libérant un large drapeau tricolore en papier de soie, qui se déploie et semble suspendu en l'air. 
 
     Cependant, les Allemands qui ont vu notre manœuvre, s'avancent sur nous. 
 
     Dans leur précipitation. ils s'empêtrent dans les fils de fer rouillés qui traînent partout sur le sol, ce qui me donne le temps de me jeter, ainsi que Guinchard, à l'intérieur du PC Saint Denis. 
 
Nous fermons la porte du bureau et plusieurs de mes hommes s'arc-boutant contre elle. 
 
     Les "Fritz", surgissent de partout et les premiers arrivent attaquent l'entrée. Ils supposent sans doute que nous sommes réfugiés au fond de la sape et lancent toutes les grenades dans l'escalier. 
 
 
     Cet incident n'ayant duré que l'espace d'un instant permet, néanmoins, de sentir un doute s'éveiller dans mon esprit. 
 
     Certes, la fusée drapeau avait été lancée et ma mission de signaleur était remplie. Mais ce signal avertisseur émis au milieu des arbres dans le bois du Cameroun, dans un brouillard de poussière et de fumée, a-t-il été aperçu par les nôtres de la ligne intermédiaire. Et qui sait si le lieutenant Blouctet. chargé de répéter mes signaux, a exécuté cette impérieuse consigne? A tout prix, je devais m'en assurer. 
 
 
LA COURSE POUR LE DRAPEAU FUSEE 
 
     Ajustant mon casque, je filais au plus vite vers la pièce de débarras tout au bout du PC Saint Denis. 
 
     M'élançant au dehors par le portillon ouvert, je ne réussis qu'à me jeter parmi les "Fritz", mais avant qu'ils soient revenus de leur surprise je parvins à échapper aux mains qui allaient m'empoigner. 
 
     Hardiment, je m'élance dans le petit élément de boyau creusé huit jours auparavant, et à toutes jambes je quitte le PC Saint Denis dans l'étroit couloir de terre qui laisse à peine visible le sommet de mon casque. 
 
     Dans ma course échevelée, j'essuie des coups de fusil qui fort heureusement me ratent et je passe sous l'épais réseau de barbelés qui sert de clôture au PC Saint Denis. 
 
     Toujours courant, je parviens à déboucher dans une tranchée abandonnée coupant la "piste d'Elser, ayant la chance extraordinaire de traverser sans dommage cette terrible zone de feu, hachée d'éclats d'obus. 
 
     Bref, je finis par atteindre la route Gouraud et là, brusquement, comme par suite d'une coupure de courant, les canons cessent leur vacarme et dans le silence impressionnant qui lui succède, j'entends le joyeux tirelis d'une alouette volant dans l'azur du ciel. 
 
     Je m'arrête un instant pour reprendre haleine. Et me voilà seul, au milieu de ce gigantesque champ de bataille, entre les deux adversaires qui ne vont pas tarder à reprendre le contact. 
 
     Un rapide tour d'horizon me parait indispensable pour voir clair dans mes affaires. De l'endroit où je me trouve le terrain est découvert et la poussière légère qui s'élève sur la plaine s'étendant vers Reims me donne la conviction que les troupes Allemandes donnent l'assaut au front de la IVe armée. 
 
     Devant moi, notre ligne intermédiaire de résistance est pour ainsi dire invisible. 
 
     Sur ma droite, je vois distinctement une forte colonne ennemie qui descend de la ferme de Navarin et chemine vers le sud, en direction du bois Sabot et du village de Souain. 
 
     Sur ma gauche, une autre colonne, tout aussi importante dévale vers le trou Bricot et Perthes-les-Hurlus. 
 
     En résumé, mon secteur est attaqué par deux colonnes latérales qui ont fait irruption sans avoir rencontré d'opposition, tandis qu'entre elles, la colonne du centre a été retardée dans sa marche par les multiples obstacles semés sur son parcours. 
 
     C'est elle qui vient d'atteindre le PC Saint Denis et qui se prépare à reprendre sa marche en avant pour rattraper le temps qu'elle a perdu. Déjà, en me retournant, j'ai vu apparaître les premiers éclaireurs qui avançaient sur mes traces. 
 
     Afin de gagner un peu d'avance sur eux, je reprends le pas de course pour franchir les cinq cents mètres qui me séparent du GC/7 (Groupe de combat n°7). 
 
     Au fur et à mesure où j'approche, je distingue une demi-section accroupie dans un trou autour du lieutenant Blouctet, dans l'attitude du berger, au milieu du troupeau. Les hommes ont le masque sur la figure et semblent médusé par la violence d'un feu de barrage qu'ils viennent d'encaisser. 
 
"voilà le capitaine !" s'écrit-on en m'apercevant. 
 
     Je fais enlever les masques et je demande eu lieutenant Blouctet s'il a répété mon signal en lançant à son tour une fusée drapeau. Il me répond négativement. 
 
"Alors dépêchons-nous de la lancer car les fritz ne sont pas loin". Et joignant le geste à la parole. je prends la fusée de la main de Blouctet pour l'ajuster sur le chevalet de tir. 
 
     Dans ma précipitation, je casse la baguette en bois blanc. Le soldat Ferrand survient, tenant à la main un bout de fil téléphonique et s'empresse de faire une ligature. 
 
"Vite! des allumettes!". Et Ferrand me passe une boite de "suédoise". 
 
     J'en craque une, elle s'éteint. J'en craque une seconde, une troisième, sans succès. Je piétine d'énervement. 
 
     Ferrand prend la boite, vide le contenu dans sa main et frotte le tout sur la composition chimique. 
 
     La mèche s'enflamme et le jet de poudre fuse vers le ciel. Le drapeau tricolore se déploie et se dandine majestueusement, tout là-haut, sous son parachute. 
  
     Ma mission de signaleur est cette fois remplie et j'éprouve une grande satisfaction d'avoir accompli mon devoir dans des conditions aussi tragique. 
 
     Sans aucun doute, tous les combattants de notre ligne intermédiaire de résistance ont levé la tête pour voir planer le drapeau tricolore de ma seconde fusée. 
 
     D'autre part, les unités allemandes qui ont envahi le bois du Cameroun ne vont pas tarder, à submerger mes derniers groupes de combat. 
 
     En effet, voici deux soldats tous essoufflés et sans armes qui accourent. Ils me préviennent que le GC/8 dont ils font partie vient de succomber. 
 
     Dès lors, il ne nous reste plus qu'à finir en beauté. 
 
 
UNE POIGNEE D'HOMMES 
 
     La demi-section occupant le GC/7 dans lequel je me tiens avec le lieutenant Blouctet est commandée par le sergent Drignon. Estimant sans doute que mes "hérissons", c'est-à-dire mes groupes de combat, ne tiendront pas devant la vague d'assaut, on a mis à la disposition de ce gradé une mitrailleuse d'un modèle désuet, dit "de Saint Etienne" et dont le fonctionnement se montre capricieux. N'importe, je vais à lui, "sergent Drignon, il s'agit de faucher tout ce qui va se présenter, devant vous...compris? . 
 
     Et Drignon de répondre. "Faites-moi confiance, mon capitaine". 
 
     A ce moment. les Allemands qui ont perdu un temps précieux aux alentours du PC Saint Denis commencent à déboucher, sur la route Gouraud. Ils s'avancent dans notre direction sans se douter, de notre présence. 
 
     Drignon met en action sa mitrailleuse, qui par bonheur ne s'enraye pas, et le tac-tac de cet engin produit sur les "Fridolins" un tel effet de surprise qu'ils stoppent leur mouvement en avant et s'aplatissent sur le sol. 
 
     Entre le tir de deux bandes, une certaine agitation se décèle: ils rampent, font des bonds et procèdent à la manœuvre d'enveloppement. 
 
     Nous parvenons ainsi à les contenir durant un bon quart d'heure. Mais le nombre et la force finissent toujours par avoir raison du plus faible. La mitrailleuse de Drignon est soigneusement repérée par les engins d'accompagn8nent ennemis. 
 
     Soudain, un obus mieux pointé que les autres s'abat sur l'infortunée "Saint Etienne". Elle saute sous l'effet de l'explosion et retombe les pieds en l'air en même temps que le GC/7 est anéanti. 
 
     Il ne reste plus autour de moi que le lieutenant Blouctet et quatre de ses hommes. Chacun de nous reprend ses esprits et secoue la poussière qui poudre nos capotes. 
 
     Des groupes d'infanterie allemande surgissent de tous côtés et j'ai tout juste le temps de m'éclipser, avec mes compagnons dans la cagna en partie effondrée qui servait au lieutenant Blouctet d'abri et de poste de commandement. 
 
 
ENCERCLES 
 
     Tassés les uns contre les autres dans ce repaire, nous nous en remettons à la grâce de Dieu et laissons passer sans broncher ce flot impétueux qui se porte en avant. En proie à l'inquiétude d'être découverts, nous prêtons une oreille attentive aux bruits extérieurs. 
 
     On entend de lourdes bottes marteler le sol, des commandements rauques, tantôt éloignés, tantôt rapprochés, de brefs coups de sifflet, le défilé au pas accéléré de formations qui se succèdent. 
 
     De cette cohue qui déambule droit devant elle, monte un bruit confus de voix, de bouts de conversation, des chants rythmés, des jurons semblables à des aboiements, tout cela mêlé au tintement des armes du fer des outils et du cliquetis des chaînes d'attelage. Tout ce vacarme diminue peu à peu d'intensité puis enfin comme un raz de marée, la vague d'assaut est passée. 
 
     Cependant, dans leur hâte imprudente, les "Fridolins" ont négligé de visiter, la cagna dans laquelle nous sommes blottis. 
 
     Je profite de cette circonstance favorable pour faire part de notre conduite à tenir : 
 
"On restera planqués, ici-même, en attendant des nôtres la contre-attaque qui viendra nous délivrer. Si le secours espéré fait défaut, on patientera jusqu'à la nuit pour tenter de rallier notre ligne intermédiaire de résistance. 
 
     Et tandis que j'exposais à voix basse ce plan à mes cinq compagnons d'infortune, subitement le canon cessa de tonner sur nous. Intrigué, je risquais un œil au-dehors. Plus personne dans les alentours. Le temps est magnifique, une matinée rutilante de soleil comme au temps des moissons. 
 
     Ma parole, on se croirait aux grandes manœuvres, "Il n'y a plus de danger", dis-je à mes compagnons. 
 
"Venez-voir...vite! ça vaut la peine". Et les cinq rescapés sortent de leur cachette. 
 
     Maintenant, nous tournons le dos à la butte de Souain pour braquer, nos regards au sud, sur le spectacle inoubliable de la formidable bataille qui se livre à quinze cents mètres de nous, depuis l'Argonne jusqu'aux approches de Reims, sur tout le front de la IVe armée. 
 
     En ce qui nous concerne, je me rends compte que du point où je me trouve en ce moment, nous sommes encadrés de tous côtés par les troupes allemandes et que pour nous libérer il nous faudra passer au travers. 
 
 
PRIS!... 
 
     Ce qui m'intéresse maintenant, c'est de voir comment vont se dérouler les péripéties du combat. 
 
     Notre ligne intermédiaire de résistance que j'aperçois là-bas, se révèle par une poussière légère qui s'élève du sol et dans laquelle apparaissent des lueurs semblables aux signaux lumineux d'optique : c'est l'emplacement de nos pièces d'artillerie. 
 
     Nous voyons nettement la colonne d'assaut qui vient de nous dépasser, marcher au pas de route l'arme à la bretelle, sans doute assurée d'arriver sans coup fléchir à Châlons-sur-Marne en fin d'après-midi et d'y faire une entrée sensationnelle. 
 
     Elle vient d'atteindre l'orée du bois Sabot et va s'engager, sur le glacis dénudé qui s'étale comme un tapis devant notre ligne intermédiaire demeurée intacte. 
 
     Sans méfiance, elle s'approche du piège qu'elle n'a pas su éventer. 
 
     Soudain, dans un vacarme effroyable, l'artillerie franco-américaine dévoile toute sa puissance. 
 
     Nos artilleurs tirent à vue dans le tas, pilonnent les unités allemandes, broient sans relâche et pêle-mêle, les hommes, les chevaux et les véhicules. 
    
     De l'endroit où je me tiens, je vois les formations ennemies courir, vaciller, reculer, puis repartir en avant sans plus de succès. 
 
     Toute la première vague d'assaut s'écroule comme un château de carte et pour tout dire, c'est un carnage épouvantable. Et tandis que je piétine d'allégresse, à la pensée que la quatrième offensive allemande vient se casser les reins de si lamentable façon, quelqu'un derrière moi me touche l'épaule. Je me retourne, 
 
     C'est un Feldwebel qui donne cet ordre impératif, "Messieurs, vous mes prisonniers... s'il vous plaît, veuillez me suivre...". 
 
     Pas moyen de regimber, contre cette injonction, car des canons de fusil pointés sur nous se décèlent dans les buissons environnant la cagna qui nous sert de cachette. 
 
     Evidemment, se faire "gauler" par une poignée de "Fridolins" n'est pas un fait d'armes très glorieux, mais à tout prendre, n'avions-nous pas rempli consciencieusement notre mission mes compagnons et moi ? Nous n'avions aucun reproche à nous faire. Quant à moi, la providence qui m'a protégé jusqu'ici a sans doute voulu qu'il en soit ainsi et je n'avais qu'à m'incliner devant sa décision. 
 
 
     Cette bataille fut plus qu'un échec pour les Allemands, ils perdirent sans doute la guerre ce jour là. Si GOURAUD a sacrifié 5 000 hommes VON EINEM en a perdu plus de 40 000, brisant le rêve de la victoire et le moral de ses meilleures troupes. Le lendemain le terrain abandonné volontairement était repris