PAROLES D'UN REVENANT 
116 RI 

de Jacques d'Arnoux - Perthes les Hurlus - 25 Sept 1915

   

Le Rève Brisé

15 septembre 1915. - Dans les tranchées situées au nord-est de Perthes-les-Hurlus. 
 
    Le lieu où tu te trouves est une terre sainte. 
 
     L'aurore se lève sur les charniers de Perthes-les-Hurlus: tranchées légendaires aux parois humaines où les morts abritent les vivants, séjour de pestilence, hérissé de croix, submergé de fumée où l'écroulement des bombes est éternel. Ces croix déchiquetées, sans cesse arrachées, sans cesse replantées dans les mêmes parapets, racontent les carnages de février. Sous un morceau de képi rouge, je lis à voix basse : " Ici reposent 12 soldats du 10è régiment. Respectez cette place. " Tout à côté : " Ici reposent 15 braves du 11è régiment. Respectez cette place. " " Ici 3 officiers... ", illisible. Beaucoup d'autres épitaphes effacées... 
 
     Je m'avance lentement, et tout le long du fossé putride creusé à travers ces fosses communes, je vais récitant cette litanie héroïque. Des membres putréfiés, des lambeaux de capotes émergent de tous côtés : pas un pied de ce sol qui ne soit devenu sépulture. Et cette terre grasse et verdie qui cimente les cadavres est elle-même cadavéreuse. 
 
    Un avant-bras saille d'un pare-éclats. La main toute noire s'avance au milieu de la tranchée et les doigts crochus se crispent tout écartés... Plus loin une bombe, en défonçant le parados, vient d'exhumer une tête à demi scalpée qui s'écrase contre le clou d'un brodequin. Je m'approche: une face immonde. Plus de narines: l'os est à jour. Les fourmis grouillent sur les gencives découvertes et dans les orbites vidées. Entre les dents rapprochées pénètrent et sortent des mouches vertes. Un poignard allemand traverse de part en part le cou charbonneux. L'extrémité, recourbée comme celle d'un cimeterre, apparaît derrière l' oreille gauche qui pend toute décollée. Au-dessus du sein droit, près de la clavicule, deux trous dans la capote jaune bleu. Ces cavités sont étroites comme celles d'un coutelas; l'ennemi a dû frapper plusieurs fois pour terrasser son adversaire... J'appelle un des miens et le prie de voiler d'une pelletée de boue l'horrifique apparition. 
 
     Parvenu au bout de la galerie macabre, j'explore le terrain: nos "défenses accessoires " sont broyées. Plus de réseaux barbelés, plus de chevaux de frise comme dans la Somme; et les Allemands à trente pas. C'est la région des mines, des torpilles et des corps à corps. Combat de grenades, massacres au couteau, éruptions de volcans. Je passe la matinée à reconnaître mon nouveau secteur et rentre dans une bauge où fourmillent des cloportes, 
 
 17 Septembre, 20 h. 30. - Une fusillade grésille vers la gauche : on dirait des feux follets sur un cimetière. Mais la voilà qui se rapproche tout près de nous. Un barrage s'allume devant le 3è bataillon : attaque. 
 
     Nous sommes de nouveau sous l'avalanche des torpilles. Elles s'engloutissent dans ces monceaux de putréfaction et leur explosion gigantesque fait sauter avec les croix des haillons fétides et des tronçons de cadavres. Tantôt voûtées, tantôt redressés, nous les voyons jaillir dans la clarté phosphorescente. Des coups de vent méphitiques nous brûlent le visage, des effondrements nous assomment. Je cours de pare-éclats en pare-éclats, frappé par de lourds débris, glissant sur des viscosités infectes, trébuchant sur des éboulements... Projeté au sol par un coup de foudre en me relevant, je tressaille, quelqu'un m'agrippe dans le dos : la main noire. 
 
     La nuit se passe à refaire les parapets, à enfouir inlassablement les restes misérables que ces chacal déterrent aussitôt. 
 
     Enfin les bras rompus, les nerfs élimés, j' essuie mes mains gluantes, commande la relève des sentinelles et vais me reposer avec mes fossoyeurs. Écoeuré de ma bauge, je préfère la tranchée, et calant mon sac contre les brodequins d'un trépassé, j'ai dormi là tout un matin comme un cadavre... 
 
     Brusque réveil sous l' écrasement d'un minen. Un képi rouge gisait à mes pieds. Il était rempli de limon jaune et de morceaux de crane plaquée de cheveux. Je me suis rappelé avoir senti tomber sur moi un bloc de terre... 
 
     En courant vers les factionnaires, je me souille au passage à des viscères bleus qui pendent d'une crosse brisée. L'orgie des bombes ne cessait pas. Le parapet était déchiré sur une longueur de cinq mètres et les balles cinglaient la travée découverte. Dans la paroi éventrée, à travers des haillons de sacs à terre, j'aperçois deux bustes étroitement collés. Un visage livide qui semble encore vivant s'écrase sur un autre visage couleur de jais. 
 
     Je fis sur-le-champ couvrir cette horreur... mais en vain... La vision du cauchemar ne s'est pas effacée et m'a souvent rappelé le supplice antique où l'on attachait le patient blême à quelque cadavre pourri, face contre face, lèvres contre lèvres, pour les jeter ensuite dans la fosse. 
 
     Mes sentinelles sont là embusquées dans la tranchée, les yeux en l'air, guettant l'apparition des bombes. Avant de courir au point propice, quelle placidité pour toiser la mort et calculer son point d'impact ! Cependant quand les rafales se précipitent dans tous les sens j'en vois quelques-uns dont l'agitation risque d'être mortelle. Combien dans cette guerre se sont ainsi jetés sous les projectiles qui ne les cherchaient pas, ou plutôt qui les cherchaient : Dieu arracherait-il la vie pour l'avoir défendu trop impétueusement ? 
 
     Vers midi le ciel est vert. Ces blocs de pourriture sans cesse bouleversés fermentent sous le torride soleil. L'atmosphère est tellement chargée de déchiquetures putrides qu' elle semble devenue poussière de cadavre. Des haut-le-coeur nous suffoquent pendant nos repas, Le pain, la viande, le café, tout sent le cadavre, tout en est saturé. Pour ne pas respirer ces bouffées nauséabondes, qui par instant font défaillir, je fume jour et nuit du tabac anglais. Quelle robustesse nous avait donnée cette vie au grand air pour braver impunément tant de germes pernicieux ! Ce n'est pas le microbe qui fait la contagion, mais le corps de l'homme. 
 
Minuit. - Plus de bruits souterrains. Les pionniers allemands ont quitté leurs puits, Nous attendons l'explosion d'une mine. Le lieutenant Richard passe près de moi et me dit avec un sourire flegmatique . " Il paraît que nous allons sauter. " 
 
     Elles ont passé, les nuits de la cote 141 où, paisibles spectateurs, nous regardions déflagrer les horizons dans un tonnerre de catastrophes et le ciel d' Auvilliers s'embraser d'une aurore boréal. 
 
     Ou crèvera le mystérieux volcan ?. A quelle heure ? A quelle minute la terre va-t-elle se soulever dans une tourmente de flammes ? Heures d'agonie et de vertige"... 
 
     Serons-nous engloutis au fond de la crypte que l' ennemi a creusée sous nos pieds ou bien dispersés en lambeaux sur l'immense cirque de débris ... ?