Paul Doncoeur 
Aumônier du 35e et du 42e 
 
Ferme des Wacques (Souain) -25 au 30 sept 1915 -
LA BATAILLE DE CHAMPAGNE 25 - 30 Septembre 1915 
 
L'ASSAUT 
 
     Le 25 Septembre à 9 h.15 : Le tir d'artillerie s'étant allongé, le 35 et le 42 sortirent. 
 
     Sortir... ce fut en un même instant l'éblouissement du terrain plat qui vous donne comme un vertige et, sur tout le front, le crépitement au rythme inflexible des mitrailleuses; puis le tourbillon des mauvaises mouches bourdonnant aux oreilles, le choc subit et sec des balles toutes proches, leur chant plaintif, ou derrière vous, leur miaulement après avoir ricoché sur l'obstacle. En même temps, les lignes qui se disloquent, les vides qui se font, les groupes qui se serrent ou se dispersent, la chute lourde d'un corps frappé, le bond en avant, les cris, les ordres, les plaintes, puis, lorsque le tir a pris toute son intensité, les vagues arrivées aux fils de fer qui viennent mourir au sol: tous les hommes se sont couchés le nez dans les herbes, ou blottis dans les trous de torpilles 
 
     La 5e et la 7e cies du 35, sorties les premières, abordent vigoureusement le bois DE. Une minute après, la 2e et la 3e , qui ont leur parallèle de départ plus en avant, sortent à leur tour, traversent assez facilement le premier réseau, mais sont aussitôt bloquées par le second qui est intact. Dans le nuage de fumée et de poussière soulevé par le tir de barrage très violent, il n'est plus possible de rien voir. Au-dessus de lui, c'est le jeu des fusées blanches qui semblent jaillir des mains d'un jongleur frénétique, le boche aux abois. La pluie commence de tomber Le tir des mitrailleuses du bois DE, prend d'écharpe tout le terrain : concentré sur les brèches où se rue l'attaque il y accumule les victimes, ou rasant la terre frappe impitoyablement tout homme qui se dresse. Les blessés qui se traînent vers nos tranchées sont en grand nombre tués avant que d'y atteindre. Bientôt aucun mouvement n'est plus possible sur le glacis. Tout en avant, le combat s'engage à la grenade, entre nos hommes terrés dans les trous de torpilles, et les boches debout sur leur parapet. Les plus hardis de ceux-ci, trouvent les éléments de la deuxième compagnie, trop avancés, les chassent en avant à coups de grenades. - Vers 10 heures, les valides ont seuls pu ramper jusqu'aux parallèles de départ, il ne reste sur le terrain, que les blessés et les morts. L'assaut a été mené avec une telle bravoure par les officiers, que les commandants de compagnie sont déjà touchés en grand nombre, Le commandant Ferzelle a été tué tandis que de son pas résolu, la canne à la main, il menait sa liaison droit à la brèche. Tués le capitaine Thiébaud à la tête de la 1ère, le capitaine Georges à la tête de la 2e, le capitaine de Pirey à la tête de la 4e, le capitaine Vimard à la tête de la 11e, le lieutenant Boulay à la tête de la 12e le capitaine Duquesnoy devant ses mitrailleurs. L'hécatombe est égale à tous les degrés du commandement. 
 
     Comme si l'effort avait de part et d'autre épuisé les premières ressources d'énergie, il se fait une accalmie tragique, où l'on sent que tous se recueillent pour un nouveau coup. 
 
    De son côté le 42 avait rencontré des difficultés analogues. A peine sortis avec leurs compagnies, le capitaine de Colasson et le lieutenant Loca sont tombés. Le premier bataillon qui aborde directement les bois, subit un tir extrêmement serré qui l'éprouve lourdement. 
 
     Néanmoins à 9 h.30, le troisième bataillon est sorti et le colonel avec lui. Il se heurte également à la tranchée de Hambourg, fortement occupée d'ailleurs. Pour éviter le tir des bois qui le prend de flanc, il fait face à l'est et se prépare à déborder les bois A et B. 
 
     C'est dans cette situation que se trouvent les deux régiments quand, vers 11 heures, une nouvelle préparation d'artillerie est demandée sur les points de résistance ennemie. 
 
    Vers midi, le mouvement reprend. Cette fois sous un barrage de pluie qui a tôt fait de transformer les trous d'obus en lacs, les boyaux en torrents, et les pauvres hommes couchés à terre en blocs de boue. Malgré ces difficultés nouvelles, le 42 soulevé par l'élan que lui communique son chef, réussit le premier à dépasser le point mort où stoppe l'attaque. Tandis que le temps se perd en combats à la grenade dans les boyaux, le colonel envoie un de ses agents de liaison parlant allemand, annoncer aux boches qu'ils ont à se rendre dans les 10 minutes, faute de quoi aucun quartier ne sera fait. Savoir lui commander, c'est souvent savoir le vaincre. Bientôt en effet un grand gars blond se hisse sur la tranchée et demande en français : " Par où faut-il aller? " Sur un signe, le défilé commence et toute la garnison surgit, bras levés, suivie de ses brancardiers et de ses médecins, tandis qu'au milieu d'elle, bondissent joyeux de leur délivrance les camarades du 44 et du génie, qui depuis une bonne heure sont encerclés. 
 
     Vers 14 heures, la tranchée de Hambourg est tout entière occupée, le nettoyage des bois s'organise et la progression ayant vaincu la digue continue sans obstacle désormais. Elle devient très rapide, quand le 35 a réussi de son côté le mouvement tournant et fait tomber le massif 160. C'est au bataillon Engelhard qu'en revient la fortune. Les boches se voyant tournés essayent de s'enfuir vers le nord, mais la grande masse est faite prisonnière, vers 3 h. 30 c'est par centaines que les " Fritz " affluent aux postes de commandement : la 7e compagnie en ramène 306, la 8e - 120, mais le capitaine Reuss commandant la 7e est tué et le capitaine Vallot gravement blessé. 
 
     L'ordre qui prescrivait de se jeter au plus tôt sur les batteries est immédiatement exécuté et provoque deux coups de main très brillants. 
 
     La nuit est tombée. La pluie l'a rendue d'une obscurité absolue. Sous un ciel couvert de nuages, enveloppés dans les toiles de tentes, comme en de grands voiles, les hommes se couchent à même la tranchée, le corps et le coeur épuisés. 
 
     Quel lugubre champ de bataille ! De tous côtés, dans la zone du premier combat, ce ne sont qu'appels de blessés réfugiés dans les trous d'obus, suppliant les brancardiers qui ne peuvent suffire et qui sont à bout de force. Sans les trois ou quatre cents prisonniers faits dans le bois DE, retenus pour porter nos blessés, tous seraient morts aux abords de notre poste de secours. Les voitures ne viennent qu'à 5 ou 6 kilomètres de là, il faut compter 6 heures à une équipe pour évacuer un homme et le seul 35 en compte plus de mille. 
 
     Dans la tranchée allemande je retrouve le colonel Tesson. Il dort d'un sommeil violent, et je poursuis ma tournée le cœur brisé de devoir laisser dans les trous d'obus remplis d'eau tant de pauvres gens qui hurlent au secours. Demain seulement, au petit jour, on pourra les retrouver, mais hélas combien seront morts. 
 
     A l'aube du 26, l'immensité de nos pertes apparaîtra pleinement, mais, dès maintenant on sent qu'elle est un vrai danger. Le colonel du 35 rend compte qu'au cas d'une contre-attaque la situation peut devenir critique. Le colonel Petit, en la signalant de même aux capitaines Dollfus et Quantin venus en liaison auprès de lui, établit la nécessité d'un renfort, mais c'est plutôt en vue de l'exploitation du succès qu'il le réclame. 
 
     Le commandement, aux échelons supérieurs, hanté de la résistance formidable de la matinée, ne peut croire au triomphe complet de l'après-midi et hésite à admettre que la ligne soit rompue. Le colonel Petit, sur place, se rend compte qu'il n'y a plus aucune résistance en face de lui, mais il voit son régiment complètement épuisé. Il demande donc instamment que les troupes en réserve soient engagées tout aussitôt. Le plus beau succès leur est promis si elles peuvent profiter du désarroi jeté chez l'ennemi. 
 
     Malheureusement la nuit se passe sans qu'aucune troupe monte de l'arrière. Seul arrive de la division un officier d'artillerie envoyé pour ramener les batteries capturées : puis un ordre : reprendre le mouvement en avant à la pointe du jour. Le 42 ne disposera que de ses propres moyens, le 35 conservera le bataillon Gilquin, déjà mis hier à sa disposition. 
 
 

































 
LA JOURNEE DU 26 
 
     En exécution de cet ordre, le mouvement du 35 et du 42 commence vers 5 h.30 : le bataillon Gilquin en tête, couvert sur son flanc droit par le troisième bataillon. Par le bois Frédéric et le bois Guillaume, ils atteignent assez facilement la lisière nord du bois 28. Le 42 a fait le même mouvement, balayant le bois très large et semé de batteries de la côte 150, ramassant un butin considérable. Il arrive en effet sur les positions de grosse artillerie, sur les P.C. confortables avec jardins, poulaillers et clapiers qui débordent, sur les camps de repos d'infanterie, dont les magasins et les abris regorgent de vivres: confitures, saucissons, vins du Rhin, bière, cigares, fromages, jambons, colis des soldats, ballots des permissionnaires, armes, appareils téléphoniques, etc.., etc... Et nos pauvres gars se jettent sur ces approvisionnements pantagruéliques des boches du 101e et 103e RI dont on leur avait si complaisamment dépeint la famine. Un temps d'arrêt permet de se refaire quelque peu et d'organiser la position occupée. On mange les vivres emportés ou trouvés chez les boches, on dort un instant, accroupi dans les sillons hâtivement creusés ou dans les abris découverts. Le colonel Tesson est installé dans un poste de commandement d'artillerie, au mobilier somptueux, aux canapés et fauteuils de soie rouge. Le colonel Petit occupe une batterie qui domine la pente, face au bois Chevron. Le général Lacotte installe son P.C. dans une sorte de puits auquel une échelle donne accès. C'est dans cette toute petite salle souterraine, que, durant les journées suivantes, se débattront les plans d'engagement. L'observatoire d'ailleurs est tout proche. Pour mieux dire, de toute la lisière du bois, on découvre admirablement le terrain. 
 
     Un glacis en pente douce de 600 à 800 mètres est bordé a l'est par des bandes de bois de sapins et se relève à l'ouest en un promontoire que couronne le bois N2. Le plateau qui suit, échappe aux vues, se dérobe, tandis que la masse boisée du mont Chevron attire immédiatement le regard. C'est l'objectif assigné au corps d'armée. Mais à l'atteindre, il y a de gosses difficultés. A l'ouest, la progression de la division voisine et de la 27e Brigade souffre de l'immobilité du front d'Aubérive. A l'est, les coloniaux se heurtent à la volonté très ferme des boches de garder le massif de la ferme Navarin. La ligne de défense allemande, sur laquelle on a laissé malheureusement à l'ennemi le temps de se rassembler, est d'une attaque très difficile. Ses réseaux affleurant à peine les crêtes visibles sont intacts : quant aux tranchées, elles épousent soigneusement les contre-pentes et commandent des champs de tir assez courts mais que faucheront subitement les mitrailleuses. 
 
     La matinée s'est passée de notre part en lenteur de résolution peut-être, en travail extrêmement actif du côté ennemi. Nous ne nous en apercevrons que trop tard. Les renforts occupent la tranchée des Tantes, les travailleurs ont hâtivement construit, invisibles a nos regards, de nouvelles tranchées de doublement et de nouveaux réseaux. C'est véritablement une nouvelle ligne qu'il faudra forcer, plus redoutable que la première, parce qu'elle est moins connue de nous et qu'elle est intacte. 
 
     L'ordre arriva dans l'après-midi de l'aborder. Le 35e attaquerait le saillant 1.207 à 16 h. et le 42e le point 1.205. Le Bataillon Gilquin, demeurant à la disposition du colonel Tesson prendrait la gauche. Le capitaine Jansem, accroupi dans une petite tranchée, reçoit l'ordre d'attaque auquel il répond très calme avec son sourire coutumier. L'artillerie légère exécute de son mieux une préparation d'une demi-heure sur le réseau. Et l'on se porte en avant. 
 
     Tandis que le 3e bataillon aborde le bois 27, le capitaine Jansem est tué! Le commandement du Bataillon passe encore une fois à d'autres mains. Après le commandant Ferzelle, après le capitaine Jansem, c'est le sous-lieutenant Allemand qui le mènera a l'assaut. Le 2e Bataillon s'avance dans le fond de la cuvette et souffre de pertes plus lourdes encore : le capitaine de La Boulaye, commandant la 5e, est tué ainsi que le lieutenant Pinot, commandant la 5è. Restera-t-il encore quelque chef des rares survivants du 25! Cette fois ils tombent tellement en avant dans les lignes qu'il fallut l'admirable dévouement du lieutenant Gojon et la fidélité héroïque de ses hommes pour aller chercher leur capitaine sous le feu : il ne nous fut pas accordé de retrouver celui du lieutenant Pinot demeuré sur le parapet même de la tranchée ennemie. 
 
     Le bataillon Gilquin est également éprouvé et lui aussi perd son chef, qui par un retour des choses, ayant si longtemps combattu avec la 28e brigade , vint trouver la mort dans ses rangs. 
 
     Les vagues du 35 et du 42 réussissent à occuper le bois N2, puis à atteindre le réseau ennemi, enfin, sur une longueur de 200 m environ, à envahir la tranchée des Tantes entre les saillants 1.207 et 1.205. Mais à bout de forces, elles ne peuvent élargir la brèche ni réduire les mitrailleuses qui de la droite interdisent tout essai de progression. Les contre-attaques allemandes sont d'ailleurs assez vives quoique sans véritable puissance offensive, car les masses qui déferlent des pentes du bois Chevron sont écrasées par le 75 qui les tire à vue. 
 
    La nuit tombe sur ce résultat incomplet. Notre effort a été sublime de générosité, nous y avons perdu le sang des dernières artères mais l'obstacle matériel est trop résistant, il faudrait pour le rompre, le choc d'une masse autrement pesante que les grêles unités de nos régiments. Les attaques voisines n'ont d'ailleurs pas même réussi à atteindre le rempart ennemi, sur lequel nous sommes les seuls à avoir pris pied. Mais notre brèche est trop étroite. Pour essayer de l'ébranler il faudra reprendre une attaque de masse. Les sacrifices si douloureux du 26 sont inutiles : ordre est donné d'évacuer la tranchée des Tantes et de regagner les bois 29, 29, 30 et 31. Là des tranchées ont été creusées par les compagnies en réserve. Il a plu beaucoup encore dans cette journée, aucun ravitaillement n'arrive. Les hommes n'ont pas faim mais meurent de soif. Ils errent dans la nuit comme des fous à la quête de puits introuvables et finissent par se résigner à boire l'eau des flaques souillées par les obus à gaz, puis se laissent tomber dans la craie liquide où le sommeil les terrasse. Les forces sont à bout. 
 
     Dure journée doublement, par ses sacrifices et par leur inutilité. Une lourde porte d'airain s'abat sur la route qui nous était ouverte et nous n'avons plus la possibilité que de nous briser contre elle. Que reste-t-il, grands dieux, de nos pauvres régiments, après ces deux jours sinistres! Les débris du deuxième bataillon du 35 sont réunis au bois 28 en une compagnie mise sous les ordres du sous-lieutenant Chaveria. Le capitaine Plan quitte la troisième compagnie pour prendre le commandement du troisième bataillon. Les restes du 42 sont constitués en deux groupes commandés par le capitaine Bouhéret et par le commandant Latour, mais cette troupe d'bommes épuisés n'a plus aucune cohésion et ne peut plus humainement fournir d'efforts. A tous les échelons, bataillon, régiment, brigade, les chefs responsables signalent l'anéantissement de leurs unités, insistent sur la vanité fatale des sacrifices qui suivront toutes nouvelles tentatives de relancer en avant ces hommes qui ne tiennent plus debout... 
 
     Dans la matinée du 27, l'ordre arrive de reprendre l'offensive dans la journée. 
 
LA JOURNEE DU 27 
 
     Les heures sont employées à rassembler les épaves dont il faudra constituer une escadre de choc, à réunir les munitions, les grenades surtout dont l'ennemi surabonde et qui nous font complètement défaut. Les bombardiers des deux régiments, aidés des sapeurs du génie, amorcent les grenades allemandes dont nous avons conquis des stocks, quand un obus tombant en plein dépôt, provoque une explosion formidable, où toutes choses, grenades, abris, hommes, obus disparaissent. Les cadavres sont projetés au loin, d 'autres sont enfouis sous les terres qui retombent. Ces tristesses ajoutant au désarroi général, font de ce bois 28 un lieu effrayant. Ce petit triangle de sapins fauchés par les obus tirés de plein fouet est le lieu de concentration de tout ce qui vient nourrir la bataille. Postes de commandement et postes de secours, batteries boches et françaises confondues, fantassins éperdus, cavaliers en liaison, pied à terre, maîtrisant avec peine les chevaux qui se cabrent dans les éclatements, blessés criant dans la boue et le sang, blessés devenus silencieux dans la mort, cadavres des chevaux puants dont le sang rougit les terres et les flaques boueuses, l'âcre odeur des gaz qui brûlent les yeux et font vomir, les balles qui hâchent les branches, les rafales incessantes de 88 tirées à bout portant, et par-dessous tout cela, la pluie, l'horreur d'une pluie qui vous pénètre jusqu'au coeur de son froid et qui fait comme fondre les vêtements, les chairs et les énergies de même qu'elle fait fondre le sol, réduisant toutes choses en une masse sans forme et sans connaissance, collant les hommes à la terre, étendant la tristesse d'un sol morne sur cette désolation d'enfer, 
 
     14 heures. L'ordre est d'attaquer et de vaincre. 
 
     A force d'instance, alléguant la nécessité d'ébranler tout d'abord les réseaux ennemis, on obtient une nouvelle préparation d'artillerie mais qui ne peut être plus efficace que les précédentes. Il est manifestement inutile de la prolonger: à 16 heures l'attaque est déclenchée sur les mêmes objectifs qu'hier. 
 
Le général Lacotte dont l'âpreté s'exalte à mesure que s'épuise la puissance de choc de sa brigade, s'est bravement jeté avec les vagues du 35 qu'il entraîne du geste de sa canne levée, et de la voix : " Allons mes enfants, en avant ". Le Colonel Petit conduit lui-même les premières et deuxièmes vagues du 42, jusqu'à ce qu'il tombe frappé d'une balle dans la tête et de deux dans l'épaule et la poitrine. Le capitaine Bouhéret est tué tandis qu'il jette ses hommes sur la tranchée de Lubeck. Le bataillon Latour réoccupe le bois N2 mais n'en peut déboucher. Seuls quelques hommes réussissent à se glisser jusqu'aux éléments du 35 qui par un prodige de volonté ont pu reprendre pied dans la partie est de la tranchée, refluant l'ennemi dans la tranchée de Lubeck ou faisant prisonniers les défenseurs qui s'obstinent. De la lisière du bois 28, le général Lacotte, ayant à ses côtés le colonel Tesson et le commandant Engelhard regarde douloureusement les péripéties du combat. Debout, près d'une pièce de 75 qu'il a fait amener en première ligne, sans souci des balles qui rasent la crête, il donne ses ordres. Nos artilleurs s'épuisent à servir la pièce héroïque qui tire à vue. Mais voici que les prisonniers, par groupes, montent de la plaine. D'un geste et d'un regard qui les terrasse, il les arrête et leur fait prendre à pleines brassées les obus pour les porter à la pièce qui tire sans répit. A d'autres il fait amener un caisson plein. Sous la mitraille tous les alentours sont devenus déserts, on ne voit plus près de cette pièce en feu que la course affolée des boches, la manœuvre superbe des artilleurs du 47 et, au travers des tourbillons de fumée, la silhouette du général... 
 
     Sur l'opacité d'un jour qui meurt, noyé sous les brouillards empoisonnés de la plaine, dans le vomissement glauque et noir, flammé de rouge, de la bataille, tombe pesamment la nuit, banale et froide. Elle n'apporte pas la trêve, mais ajoute encore à l'angoisse de l'heure : la tranchée de Lubeck résiste toujours ; dans la tranchée des Tantes afflue la confusion des unités qui ont mené l'assaut, tandis qu'en avant se prolonge le combat de grenades A la clarté fugitive des fusées. Voici que les blessés arrivent, se traînant lamentablement, suppliant les brancardiers d'aller chercher en ligne les camarades qui ne peuvent pas marcher. Ils se laissent tomber ici, dans un trou, là-bas dans une entrée d'abri et voici que sous le tir, celui-ci s'écrase sur eux et ce n'est plus qu'un amoncellement de cadavres. 
 
     De tous cotés ce ne sont que gens perdus errant dans toutes les directions. " Monsieur l' Aumônier, où sont les cuisines? où est le poste de secours, où y a-t-il de l'eau? - Et vous, où allez-vous par là? - On est relevés, Monsieur l'Aumônier, on s'en va. - Mais non pas encore, tenez, venez ici, je vais vous conduire. " Il faut les prendre par la main comme des enfants. 
 
LES JOURNEES DU 28 ET DU 29 
 
     Et voici que de tous cotés viennent les renforts les plus disparates, jetés au feu pour nourrir le combat et ne pouvant qu'entretenir le brasier qui les consomme. 
 
     C'est un détachement de 500 hommes provenant du dépôt, sans casques, sans masques, sans expérience du feu. En hâte, ils sont distribués de droite et de gauche au hasard des gradés A qui on peut les confier. 
 
     Voici la 8e Division qui, glissant le long du front, nous vient d'Aubérive où le combat a cessé. Voici la brigade de chasseurs à pied, petits soldats tout neufs de la classe 15, commandés par le colonel Duval. Plus à droite, se mêlant aux coloniaux, voici des bataillons de cavaliers, admirables hommes, merveilleux officiers jetés dans la bataille d'infanterie la moins propre à utiliser leur élan. Après la disette, voici la prodigalité. Peu à peu l'étendue de la bataille a diminué, tout reflue dans la plus affreuse mêlée sur l'étroit goulet où l'on espère franchir le barrage ennemi. A peine mise en place, en face de ses objectifs, toute cette foule armée est jetée à !'assaut. Mais l'ennemi qui a senti le front du combat se resserrer a rameuté toute son artillerie pour le barrer inviolablement. Ce ne sont plus les rafales d'obus légers, c'est le véritable écrasement des 210 qui pilonnent la portion de la tranchée des Tantes occupée par nous. Puis les nappes d'obus de gaz, d'obus suffocants, contre lesquels nous ne sommes qu'à peine armés. 
 
     L'attaque brisée, noyée, tournoie, s'éparpille et succombe. La plus belle fleur de l'armée, cette incomparable classe 15 dont ce fut le seul combat, y disparaît comme en un feu de paille, tandis que la marée nous rejette les cavaliers dont les corps splendides, chancelants, sordides de boue, disparaissent dans le délabrement des blessures et le déchirement des vêtements sanglants. Leur assaut superbe n'a, lui aussi, duré qu'une heure. 
 
     Dans son abri, quelques instants avant l'attaque, j'avais revu le colonel Tesson, sanglé dans son équipement, prêt à sortir, le visage tranquille et souriant. " Ah ! vous voila, m'avait-il dit, " tandis que son regard prolongeait ce que ses lèvres ne voulaient pas dire. Combien je le trouvais différent de l'homme facilement inquiet que j'avais connu. Une force étrangère le transfigurait. Les appels du téléphone, le courrier portant les plis, les ébranlements des obus proches, faisaient autour de lui le tumulte au milieu duquel sa sérénité me frappa. Je le quittai pour courir à des blessés, il me donna rendez-vous pour le lendemain... Le lendemain je devais le retrouver enseveli sous les terres éboutées de la tranchée des Tantes. 
 
     La nuit s'était passée à agglomérer en un groupe de combat mis sous ses ordres, les derniers hommes du 35 et du 42 - car il y en avait encore - avec le 402 fraîchement amené sur le terrain de la bataille. Des chasseurs, il ne restait déjà plus rien. Le thème, toujours identique était de forcer le passage entre les points 1.205 et 1.207 et d'enlever enfin ce bois Chevron dont le massif nous barrait la py. A trois heures du matin, le colonel Tesson descendit placer les troupes dans leur axe d'attaque. La chose était particulièrement importante pour les unités arrivées dans la nuit et ne connaissant rien du terrain. Malgré la confusion de toutes choses, par des prodiges de volonté calme et résolue, le dispositif d'attaque est à peu près constitué. A 6 h.30 le sous-lieutenant Chavéria s'est lancé à l'assaut du bois J 32, encore occupé par les allemands, au nord de la tranchée de Lubeck. Le barrage lourd aussitôt déclenché, mêlé d'obus toxiques, vient jeter dans les rangs des coloniaux en liaison avec notre droite, un désordre qui risque d'entraîner nos hommes et de tourner en panique. Le colonel Tesson, venu en première ligne, parce qu'il sentait que sa présence y serait nécessaire pour soutenir les fléchissements inévitables de ces troupes trop lasses ou trop inexpérimentées, sort de la tranchée, et malgré le bombardement effroyable, le revolver au poing, ramenant l'ordre et le calme, endigue le flot qui déferle sur notre ligne et réussit à rejeter en avant les hommes que son énergie tranquille encourage. C'est alors qu'un obus de gros calibre éclatant à ses pieds, le jette à terre horriblement blessé. En une minute, il a perdu tout son sang et meurt sur le bord de la tranchée, entouré de sa liaison également atteinte. Le sous-lieutenant Sallandrouze du génie, venu construire une passerelle pour franchir la tranchée, est mortellement frappé. L'hécatombe est telle que tout élan est désormais impossible. Il faudra tout l'héroïsme des chefs et des hommes pour tenir toute la journée sous le bombardement affolant. Les deux sections du sous-lieutenant Chavéria n'étant plus appuyées par les unités voisines se retirent du bois J 32 et reviennent dans la tranchée où les commandants de Pirey, Engelhard, Latour soutiennent, quoique blessés, la résolution de ceux qui les entourent et que les obus viennent écraser dans leurs trous. 
 
     Cette journée du 29 fut certainement la plus douloureuse de toutes. Encore une fois, dans un effort surhumain le 35 et le 42 s'étaient dressés contre le retranchement ennemi, chaque jour plus fort et défendu par une artillerie sans cesse accrue. Encore une fois, les forces avaient trahi leur héroïsme. On comprit qu'on ne pouvait plus vaincre ces défenses matérielles en y jetant de pauvres poitrines sans souffle, il était urgent de faire place nette, si l'on voulait recommencer l' attaque sur ce point... 
 
     Vers minuit un bataillon de la brigade Susbielle nous releva dans la tranchée des Tantes. 
 
 






















 
     Avec le concours des sapeurs du génie, nous pûmes enlever le corps du colonel, et le ramener lui aussi, vers ce bois 28, où pendant trois jours il avait conduit la bataille. Hélas ce n'était plus qu'un cadavre brisé.... 
 
     Ramenait-on autre chose de la magnifique brigade qui, le 25 s'était jetée à l'assaut pour délivrer la France ? Les quelque 200 hommes qui la composaient maintenant, méconnaissables, conduits par les 10 ou 12 officiers survivants, remontèrent eux aussi vers cette ferme des Wacques d'où l'attaque avait débouché. Le spectacle douloureux de tous les camarades demeurant couchés par centaines sur le terrain ne nous fut pas épargné : le 35 et le 42 étaient restés là et y demeureraient pour toujours. La douleur de tant d'amitiés brisées se transformait invinciblement en honte de survivre. Nous ne pouvions nous défendre de la pensée que nos vieux régiments venaient de mourir. 
 
     Ils eurent la gloire de succomber dans le plus héroïque assaut de la guerre. 
  
     Vous comprenez l'accent de tristesse de ces pages. Ces journées avaient été le broiement de nos grands espoirs, auxquels succédait le sentiment naissant que nous venions de nous engager dans une voie douloureuse sans autre issue que la mort. 
 
     L'affection paternelle que la communauté des souffrances avait dès longtemps fait naître en moi, ajoutait une note plus douloureuse au deuil que je portais de tous mes enfants. Recueillant ces souvenirs après les journées de triomphe, j'aurais peut-être dû les empreindre de l'allégresse des Victoires, mais ces pages ont été écrites sur leurs tombes, dans la recherche angoissée des pauvres ossements qui attendent encore le premier geste de piété et de respect qui les voilerait aux insultes de la lumière. 
 
     Le lendemain 30 Septembre, au-cours d'une cérémonie poignante, Paul Doncoeur procède à l'inhumation du Colonel Tesson et des 22 officiers du 35e tués du 25 au 29. Leurs tombes sont rassemblées à 1.500 mètres en arrière de nos lignes, à la cote 151, là où se trouvait le P.C. de la brigade avant l'attaque. Paul Doncoeur célèbre la messe des morts devant dix officiers et quelque deux cents hommes valides, survivants des 2.500 combattants de la magnifique brigade, qui s'étaient jetés à l'assaut pour délivrer la France. Puis les restes de la brigade quittèrent le secteur après une prise d'armes " l'une des plus émouvantes que j'ai vues de la guerre " écrira Paul Doncoeur ." Le 4 Octobre 1915, nous redescendions des pentes de Navarin, décimés, déchirés, boueux, dans le plus invraisemblable encadrement, à bout de forces, Pour comble de souffrances il nous avait fallu refaire en sens inverse tout le parcours de l'attaque et nous avions, hélas ! retrouvé à chaque tranchée, épaves de l'assaut livré aux réseaux allemands mal ouverts, les centaines et les centaines de nos camarades, encore couchés sur l'herbe grise que leur sang avait tachée. Lorsque nous arrivâmes à la Suippe, un ordre vint de faire demi-tour : nous devions être passés en revue sur le terrain même d'où nous étions partis huit jours plus tôt pour l'attaque. Les pauvres malheureux maugréèrent et machinalement se soumirent, obéissant aux ordres qui les rangeaient en des semblants de compagnies... Or, à peine nous vîmes nous alignés en bordure de la route de Suippes à St Hilaire, faisant face au champ de bataille où nous laissions nos amis, que nous sentimes une force mystérieuse nous saisir. Une voix venait de commander les honneurs. Le front de la division sembla se dresser ; oubliant leur fatigue, les muscles s'étaient tendus, un claquement d'armes avait frémi, les têtes s'étaient relevées et les yeux fixés en avant. Tout d'un coup, l'horizon immédiat disparut, la boue froide que nous piétinions, les peupliers de la Suippe, l'ondulation même des premières collines devenait transparente et la vision tragique surgit : les parallèles de départ, les réseaux crevés de trous d'obus, les parapets de craie blanche, chacune des pentes qu'il avait fallu enlever, depuis la ferme des Wacques jusqu'à la ferme de Navarin, et face à nous, la division, la véritable, dont nous, les huit cents survivants, n'étions que l'ombre honteuse d'elle-même : nos quatre colonels tombés, nos quarante commandants de compagnie tués, et des milliers de camarades que d'un coeur unique nous saluions en ce moment de nos drapeaux en deuil et de nos armes. Ce fut une minute de solennel silence; nous leur envoyions notre salut muet et nos serments de fidélité; puis la vision disparut et nous reprimes vers le sud notre marche, emportant pour nos prochains combats, l'impérissable souvenir de nos Morts de Navarin " 
 
      ( Extrait du discours prononcé par le R.P. Doncoeur au service solennel célébré le 16 Février 1924 en la chapelle Saint-Louis des invalides, pour les Mort de Champagne) Référence Paul Doncoeur Aumônier militaire de Pierre Mayoux Presses d'Ile de France 
 
P. Doncoeur Aumônier du 35e et du 42e Ferme des Wacques 25 Septembre 1919