CONTES VERIDIQUES " 
15 RI 
 
par un Groupe de Poilus - Bois Sabot - Mars1915

   
L'action s'est passée dans le Secteur de SOUAIN au " Bois Sabot " en 1915. 
 
     La nuit était mauvaise. Le "marmitage" n'avait pas cessé un intant, et les Allemands envoyaient sur nos tranchées de première ligne toute la gamme de leurs projectiles, mais sans grand dommage pour nous. 
 
     En vue d'une attaque qui aurait pu se déclencher au petit jour, tout le monde était sur pied et avait l'oeil: l'ennemi pouvait venir, il serait bien reçu! 
 
     Dans sa cagna, le sous-Lieutenant Hugue Lemaître dégustait un café qui avait laissé toute sa chaleur dans les trois ou quatre kilomètres qu'il avait du parcourir depuis les cuisines roulantes. Enfin, tel qu'il était et additionné d'un peu de " gnole "! Il faisait du bien quand même. Un nègre (c'est ainsi que les troupiers, dans leur langage imagé, appellent les obus à fumée noire) vint éclater si près de l'abri que la charpente en fut toute secouée. Tas de salauds ! Ils ne peuvent même pas nous laisser boire notre jus tranquillement: hurla Boiry, un des hommes de liaison. Son quart vidé, il sortit, et, bondissant à son créneau, il tira quelques coups de fusil sur la tranchée allemande, histoire de se détendre les nerfs. 
 
     Hugues Lemaître était un solide gas de trente ans. Ce n'était pas un officier de carrière. Petit industriel dans une ville fumeuse et active du Nord de la France, il avait.quitté comme tant d'autres tout ce qu'il aimait, le premier jour de la mobilisation. Il n'avait alors, sur les manches de sa capote, que les modestes galons de sergent. Som régiment avait vécu des heures glorieuses et terribles. Il avait connu le choc de Charleroi, les étapes douloureuses d'une retraite savamment combinée, le sublime élan de la Marne Lemaître disait parfois, en riant: 
-Quant on a passé par-là sans y rester, on est vacciné contre la mort: 
 
     Au milieu de tant de dangers, gaiement affrontés, il avait gagné le grade d'adjudant, puis le liséré d'or de sous-lieutenant. Sa haine pour les Allemands ne désarmait point. N'avait-il pas, là-bas, en pays envahi, tout ce qui lui était cher? Sa femme, sa petite fille toute sa raison de vivre ! Et, au cours des assauts, cet homme, si doux et si calme d'ordinaire, devainait effrayant d'audace, entrainant ses soldats avec une vigueur que que rien ne pouvait briser. Boiry s'approcha de son chef:  
-Mon lieutenant, le capitaine vous demande. > 
 
     Dans le réduit pompeusement dénommé poste de commandement, les chefs de sections étaient réunis. Il y avait là Burrel, un vieil adjudant farouche qui commandait la deuxième, la première étaient çelle de Lemaître. Puis c'était Pernis, un tout jeune saint-cyrien de la grande qui marchait à la tête de la troisième. Enfin venait Bourdoncle, un sergent à grosse moustache, bourru et bon enfant, hëroique et simple, qui présidait aux destinnées de la quatrième. Le capitaihe Berthier avait sa physionomie grave et décidée des grands jours. En mâchonnant son éternelle cigarette, il agitait une note de service.  
-Mes amis, dit-il, je crois que ca va chauffer! D'après les instructions que je reçois à l'instant, le bombardement que nous subissons depuis hier soir est le prélude d'une attaque qui, vraisenlablement, va se produireà l'aube. Prévenez votre monde. Vous, Lemaître, si nous devons contre-attaquer, vous sortirez d'abord avec vos bonhommes Puis, la section Burrel. 
 
     Ensuite... D'une voix calme, sans émoi apparent, il précisa ses ordres. On se sépara. Hugues Lemaïtre rassembla à son tour ses gradés et leur indiqua la marche à suivre. S'adressant à un sergent, il dit:  
-Si je tombe, Leblanc, vous prendrez le commandement. Si vous tombez à votre tour, ce sera Poirel. Ensuite, à la grace de, Dieu ! Chacun fera son devoir, j'en suis certain. 
 
     Leblanc un peu pâle, reprit:  
-Mon lieutenant. Nous en avons vu d'autres: Nous en reviendrons ! Et Le maître, lui posant amicalement la main sur l'épaule, ajouta:  
-C'est vrai, mon brave: Nous avons vu de fichus quarts d'heure ensemble! Mais prévoir ne fait pas mourir... Maintenant, chacun à son poste! .. 
 
     Le jour vint, un jour glacial de novembre. La brume, dans ce coin de Champagne aride et dévasté, s'accrochait aux squelettes mutilés des arbres comme des lambeaux de mousseline sale. De larges gouttes d'eau tombèrent. A chaque créneau un homme était posté, le doigt sur la détente du fusil. Dans la lumière trouble, des taches noires apparurent ça et là sur le sol: des cadavres… 
 
     Hugues Lemaître allait et venait le long du secteur qu'il avait à défendre. Boiry rappliqua au pas de course.  
-Mon lieutenant, le capitaine vous fait dire que des mouvements insolites sont signalés chez l'ennemi, à la corne Est du bois 140. A la gauche de la section Bourdoncle, une mitrailleuse francaise lacha une bande d'essai. Leblanc se tourna vers son officier: 
-Mon lieutenant, j'aperçois des formes vagues qui glissent vers nous! 
 
     A la jumelle, Lemaître reconnut la véracité du fait. A soixante mètres de nos fils de fer, des Allemands rampaient, parmi les herbes et les branches brisées. Boiry repartit, toujours courant, porter la nouvelle au commandant de compagnie. On attendit. Le bornbardement, qui était ralenti depuis une demi-heure, cesse brusquement. A voix base, très maître de soi, le sous-lieutenant ordonna:  
-Feu à volonté à mon coup de sifflet seulement: 
 
     De bouche en bouche l'ordre passa. On distinguait parfaitement maintenant les silhouettes des allemands. Trois ou quatre d'abord, puis dix, puis cent puis l'effectif d'une compagnie, davantape peut-être. Parfois une tête surgissaiti puis plongeait à noveau dans les broussailles. La tranchée francaise demeurait muette, et il était impossible à l'ennemi de savoir si l'alarme avait été donnée. A vingt mètres du réseau barbelé, un guttural " Hoch ! " retenti et la horde vociférante des Bavarois se précipita à l'assaut. Au même instant, le sifflet de Lemaître déchira l'air, sergents et caporaux hurlèrent:  
-Feu A volonté! .. 
 
     Et; dans le fracas d'une fusillade infernale, les premiers rangs des assaillants s'écroulèrent. Il y eut un flottement dans l'attaque. Mais les suivants s'étaient ressaisis et chargeaient à nouveau. Une salve plus meurtrière que la première, car les mitrailleuses tiraient à la cadence rapide, fit une ligne de cadavres. 
 
     Des mourants, des morts, restaient accrochés aux ronces artificielles, ils avaient des allures de pantins brisés. Au même instant notre artillerie déclenchait un tir de.barrage. Les Bavarois s'étaient arrêtés et, tant.bien que mal, tiraient sur la tranchée, dont le parapet était criblé de balles. Lemaître cria, dans le tumulte assourdissant :  
-Lancez les grenades. 
 
     L'éclatement des projectiles provoqua une débandade parmi les assaillants. Ceux qui se levèrent furent fauchés, d'autres jetèrent leurs armes dans un " kamarade " affolé. Une poignée se rangea autour d'un officier dont la tête rousse était coiffée du casque à pointe. Alors, revolver d'une main et sabre de l'autre, le sous-lieutenant Hugues Lemaître se dressa et, terrible, d'une voix formidable, sa voix des jours de grande lutte, il tonna :  
- En avant: ...A la baïonnette ! 
 
Le petit groupe d'allemands ne pesa pas lourd dans la tempête. Mais déjà derrière arrivait un nouveau contingent. Nos obus avaient fait de larges coupes, mais les rangs se reformaient et leur masse accélèrait. Sa marche au chant: " Die Wacht am Rhein ". Ils avaient des gestes d'automates et des yeux de fous, des yeux d'hommes ivres que l'on avait grisés afin de les envoyer à la mort. C'était le corps à corps. Leblanc, aux prises avec grand diable qui le dominait de toute la tête, perça son adversaire à la hauteur du coeur. Poirel, atteint d'une balle au ventre, eut encore la force de se redresser pour jeter un suprême cri de: Vive la France! Avant de retomber pour toujours. 
 
     Lemaître menait la danse. Passant auprès d'un entonnoir d'obus, il ne fit pas ettention à deux Allemands blessés qui s'y étaient blottis. Il n'avait pas fait trois pas qu'un cri de Boiry: " Attention, mon lieutenant ! " lui fit faire un bond sur la gauche, une grenade lui frôla l'épaule. C'était l'un des Allemands blessés qui tentait de l'assassiner par derrière. Il n'avait pas eu le temps de se rendre compte du fait que le mauser d'un lieutenant ennemi était braqué vers lui. D'un coup de sabre instinctif, il écarta l'arme et sa lame vint s'enfoncer dans la carotide de l'assaillant, qui s'écroula pendant que, giclant de la blessure, le sang allait souiller le ruban noir et blanc de sa croix de fer... Hugues recut une rafale de mitrailleuse dans l'épaule dont la violence du choc le fit tournoyer sur lui-même. Il voulut se raidir contre la douleur, il lui semblait que son sang coulait à flots. En av…..! Il ne put achever et tomba. 
 
     Les Français, trop peu nombreux, avaient du se replier. Emporter les blessés et les morts, il n'y fallait pas songer, tant les mitrailleuses faisaient rage. Au reste, nos pertes étaient légères, comparées à celles de l'ennemi. La journée fut marquée par une fusillade nourrie de part et d'autre. Leblanc, qui, suivant les instructions de son officier, avait pris le commandement de la section, fit un appel des survivants et en rendit compte au capitaine. On répara provisoiremant les parties des tranchées boubersées au cours de l'attaque, on suivit, dans le ciel gris, les évolutions d'un aéroplane qui réglait le tir d'une batterie de 120 long, sans souci des flocons blancs dont l'entourait l'éclatement des " schrapnels ". 
 
     Là-bas, à quelques trente mètres de la ligne allemande, Hugues Lemaître, après plusieurs heures, sortit de son évanouissement. Dans sa tête alourdie, il perceveit des élancements aigus et ses oreilles bourdonnaient, sa vue était trouble…Où était-il ? Il ne savait pas : un grand trou noir était dans sa mémoire. Il voulut remuer, se soulever, comprendre... Une douleur atroce lui mordit l'épaule. Il se rappelait... Il était blessé! Depuis combien de temps? Qu'étaient devenus ses hommes? ... Problèmes insolubles pour lui! Le sang avait cessé de couler, mais il avait, en séchant collé la chemise sur la plaie, et cela provoquait des tiraillements affreux. Une balle allemande siffla très près. Un guetteur s'était dit: " Tiens: Un Français qui remue encore! " et en bon adepte de la kulture, il s'acharnait après cet adversaire tombé qui était peutêtre un mourant! Le soir descendait et la brume revenait, glissant sur le champ de bataille, pareille à un immense linceul. Des blessés dans l'ombre s'agitèrent. Monotone, déchirante, la plainte oppressée d'un agonisant s'éleva, couverte par instants par la voix des Canons. Puis ce fut le silence, ce silence angoissant et lourd des fins de combat... 
 
     Des heures passèrent. Engourdi par le froid et par la souffrance le sous-lieutenant Lemaître n'avait plus la notion exacte des choses. Ainsi qu'en un rève, l'image de sa femme et de sa petite fille lui apparaissait. Oh! comme il était loin de la guerre! Les toits rouges des petites maisons flamandes étaient devant lui; l'usine, dont la cheminée crachait des tourbillons de fumée, bourdonnait d'une activité fiévreuse de ruche... Visions de paix! Visions d'un irrémédiablement envolé peut-être ! Une branche craque, des pas lourds ébrenlent le sol: c'est une patrouille allermande. Oh: pas une patrouille destinée à reconnaître un terrain ou une position: Une patrouille dont le but n'est pas dangereux, mais profondement ignoble: détrousser les cadavres! Un officier la commande, cette patrouille de vampires, un de ces hobereaux pleins de morgue dont la douce Allemagne a le monopole. Il ne vient pas pour ce treître! Il cherche des souvenirs! S'il y a une nuance dans la forme, il n'y en a pas dans le fond. Et puis que lui importe? La civilisation allemande excuse tout. Sous la pression d'une patte brutale, Hugues entrouvre les yeux et frissonne. La lune, qui troue le rideau de brouillard, lui montre la figure grimaçante et hargneuse du voleur. Et la voix lourdement ironique du hauptmann profère: Ach: II n'est pas mort ce con de Français: Un coup de revolver et le sous-lieutenant Hugues Lemaître, blessé à nouveau, perd toute connaissance, pendant que l'affreuse bande s'éloigne avec des ricanements satisfaits. 
 
     Et maintenant voici la fin de cette très véridique histoire.C'est à titre de témoin que je vais vous la narrer.. Le sous-lieutenant Lemaître ne mourut pas. Quelques heures après le lache attentat dont il avait été victime, quatre hommes commandés par le sergent Leblanc sortirent de la tranchée dans le but de rechercher le cadavre de leur officier et de lui rendre les derniers devoirs. Au prix de mille dangers ils le découvrirent et purent l'emporter sans être inquiétés. Grande fut leur surprise en constatant que leur chef respirait encore. Le capitaine Berthier, aussitôt mis au courant, fit emporter son subordonné par les brancardiers. Pensé sommairement au poste de secours, Hugues fut conduit à Suippes, à l'ambulance divisionnaire. Une piqure antitétanique lui fut faite et un train sanitaire l'emena vers Paris. Soigné dans la clinique du célèbre professeur T, de l'Académie de Médecine, il fut de longs jours entre la vie et la mort. Si la blessure reçue au combat était grave, le sommet d'un poumon était perforé, la balle du capitaine Bavarois avait glissé sur les côtes, produisant une plaie longue mais peu dangereuse.Comme il entrait en convalescence, il reçut une lettre de Leblanc. 
 
     Le brave sous-officier disait ceci, en substance:" Mon lieutenant, nous avons attaqué les Allemands hier dans la journée et nous avons été assez heureux pour prendre leur tranchée. L'affaire a été chaude. Le pauvre Boiry est tombé en brave, comme il a vécu. A la place où vous aviez été blessé, j'ai trouvé un petit portefeuille de cuir fauve. Il contenait diverses lettres, écrites en allemand, que j'ai remises au capitaine Berthier. Il y avait aussi dans l'une des poches, une carte de visite:KARL VON KALTENHAYN Munich C'est surement le nom du lache qui a tenté de vous achever. Recevez, mon lieutenant, etc… " 
 
     Deux mois plus tard, Hugues Lemaître rejoigneit sa companie, à laquelle je venais précisement d'être affecté. La légion d'honneur et la croix de guerre avec palme ornaient sa poitrine. Nous fûmes bientôt les meilleurs amis du monde. Un jour, dans un cantonnement de repos, des prisonniers allemands allaient défiler. Nos poilus faisalent la haie en grillant des cigarettes. Bientôt, encadré par des cavaliers, le morne troupeau apparut au bout de la rue principlie du bourg: Tout le groupe s'arrêta sur la place de l'église. Les officiers, hautains et durs, affichaient pour leurs hommes un suprême dédain. Tout à coup je vis Lemaître sauter à la gorge d'un des gradés ennemis. L'autre devint d'une pâleur affreuse, pendant que notre ami le secouait violemment en criant:  
- je te tiens, Karl von Kaltenhayn! 
 
     A demi-étranglé, l'Allemand articula péniblement :  
- Ya !...Alors Hugues, lui montrant le petit portefeuille de cuir fauve s'écria : 
- Canaille: Et ceci, le reconnais-tu? 
 
     Aphone soudain, le hauptmann opina d'un geste. Lemaître, d'une violente bourrade, poussa son ennemi au mur, et froidement il le mit en joue avec son browning... L'autre, sous l'empire d'une peur sans nom, grimaçait son hideux visage verdi par la haine et l'épouvante. Il y eut une seconde de silence effrayant. Brusquement Hugues baissa son arme, et rendu livide aussi par l'effort surhumain qu'il faisait pour se contenir, il dit d'une voix calme en désignant le sinistre Bavarois: 
- Enmenez-le; Moi je ne suis un assassin!