L'ATTAQUE DU ZOUAVE 
 
LOUIS BAC 
Le Bois Sabot (Souain) - Sept 1915 -
 
   
     Après un an de guerre de position en dépit de la guerre de "grignotage" de Souain à la main de massiges qui mit 93 000 hommes hors de combat, le front n'avait pas véritablement bougé. Instruit par l'expérience du 9 mai 1915 en Artois, l'ennemi comprit que sa première position n'était pas invulnérable, il en construisit donc une seconde à trois kilomètres en arrière et à contre pente, donc dissimulée à la vue de l'artillerie. 
En septembre 1915, la scène du combat va se planter d'Aubérives à la Main de Massiges, sur ce front constitué de légers plissements de terrain se trouve implanté une alternance de gros centres fortifiés, relié par des courtines plus faibles. Il s'agit de l'épine de Védegrange, la cuvette de Souain, le bois Sabot, la butte de Mesnil et la Main de Massiges, ces deux derniers ouvrages étant particulièrement redoutables. 
 
     D'énormes travaux de préparations eurent lieu les derniers mois pour aménager des places d'armes, des stocks de munitions, des tranchées d'accès, des voies ferrées. 
 
     Jamais on avait mis autant de moyen pour réussir une attaque, et les poilus étaient tous confiants sur l'issue. 1100 pièces d'artilleries commenceront leur concert le 22 septembre et ceci pendant trois jours avec pour certaines 1000 obus quotidiennement. 
 
     35 divisions vont être engagées du coté français contre 32 bataillons allemands, la bataille va donc commencer le 25 septembre 1915 à 9h15 par une pluie fine. 
 
     Louis BAC soldat de 2ème classe du 8ème Zouaves de la division Marocaine va vivre ces moments intenses et nous en faire le récit. 
 
- A l'attaque du Bois Sabot (25 septembre 1915) . 
 
     Nous avions quitté la région de Belfort le 14 septembre, et débarqué au Camp de Châlons le 16. Après une marche de nuit de 32 ou 35 km, nous arrivâmes dans les bois de Somme-Suippes tout grouillants de troupes diverses. 
   
     Des Artilleurs installaient hâtivement des batteries lourdes, des cavaliers, lance au poing, évoluaient parmi des rangées uniformes de chevaux impeccables et dociles, des chasseurs cyclistes, troupes de poursuite, astiquaient leurs vélos suspendus aux branches des pins. Des décauvilles serpentant à l'orée des bois déversaient des obus géants ceinturés de cuivre et marqués de signes cabalistiques, ou transportaient de grandes tonnes remplies d'une eau laiteuse pour l'approvisionnement des roulantes. Des grappes de poilus de toutes armes s'y bousculaient pour remplir le bidon ou le seau de toile, car on avait soif dans ce pays déshérité sans source ni rivière, où les puits étaient si rares! 
 
     Tous les bois à notre gauche étaient occupés par de l'Infanterie coloniale. Un renfort arriva pour le Régiment, mais ne fut pas distribué dans les compagnies, il ne devait l'être qu'après l'attaque! Il n'y avait donc pas de doute: c'était bien une offensive qui se préparait, et qui promettait d'être de grand style! Et nous commençâmes les travaux de terrassement; chaque nuit nous montions derrière les lignes pour creuser des boyaux d'évacuation, larges de un mètre et profonds de deux, où devaient circuler sans difficultés les chars à bras des brancardiers. Puis on nous distribua les casques Adrian, qui remplacèrent définitivement en ligne chéchias, képis et bonnets de police. Nous reçûmes aussi les premiers masques contre les gaz asphyxiants, sortes de sacs triangulaires qui nous protégeaient la bouche, le nez et les yeux. 
 
    Le 23 nous allâmes dans la nuit creuser les parallèles de départ entre les lignes, à quelques dizaines de mètres de la tranchée allemande. Travail périlleux, qui devait s'accomplir dans l'ordre et le silence, et qui était destiné à simplifier la tâche des vagues d'assaut. 
 
     Heureusement notre artillerie avait bouleversé les premières lignes ennemies, qui paraissaient être évacuées. De temps à autre une fusée nous obligeait à nous terrer, une balle nous faisait faire un signe de tête, et le travail reprenait avec ardeur, car ce n'était pas le lieu propice aux bavardages et aux flâneries. 
 
     Le 24 le Commandant Cortade rassembla le Bataillon pour la lecture et le commentaire d'un vibrant ordre du jour du Général Joffre. Il s'agissait, disait-on, de rompre le front entre l'Aisne et l'Argonne, de Aubérive à Massiges. Le 8ème Zouaves avait pour mission d'enlever le Bois Sabot et d'atteindre la Butte de Souain. Le Commandant ajouta, pour nous donner du cœur au ventre . " Nous sommes sûrs de la Victoire, et nous irons bientôt cantonner à Vouziers !" 
 
 

































 
Le Bois Sabot 
 
     Ces paroles suffisaient à exalter l'ardeur de la troupe, d'autant plus que nous nous rendions compte que, bien plus qu'en Artois, nous disposions de puissants moyens matériels, et que depuis trois jours d'innombrables batteries d'artillerie de tous calibres effectuaient leur effroyable et efficace besogne de destruction , l'ennemi par contre répondait faiblement. 
 
     A la 6ème compagnie l'enthousiasme était général. Seuls Coutard et Martin, les deux doyens, pères de famille, compatriotes et beaux-frères, gardaient une attitude réservée. 
 
     Et nous montâmes à la tombée de la nuit prendre nos positions de départ. Quelques obus ennemis tombaient dans le boyau ; l'un d'entre eux tua devant nous deux hommes de la 3ème section, qui furent aussitôt poussés sur le parapet pour dégager le passage. c'étaient les deux infortunés réservistes, qu'un destin cruel avait désignés les premiers et unis dans la mort! La nuit se passa dans une attente impatiente, tandis que notre bombardement croissait d'heure en heure. A l'aube on but la gnole destinée à réchauffer les cœurs , mais une pluie fine se mit à tomber et à embrumer le paysage! 
 
     A 9 h 15 le bombardement s'exaspéra, et toute la ligne des bois derrière nous fut une traînée de feu; l'ordre circula de mettre baïonnette au canon, et au coup de sifflet la section franchit le parapet. D'un pas rapide elle s'élança vers la ligne allemande nettement marquée par une ligne blanche de terre remuée (tranchée d'Iéna). Les réseaux de fil de fer avaient en partie disparu; des mitrailleuses Maxim crépitaient dans le bois à droite, sans nous atteindre. Mais les fusants éclataient nombreux sur notre tête, et Daydé qui les redoutait particulièrement ne tarda pas à recevoir un éclat qui lui perfora le ventre et lui fit pousser des cris déchirants. 
 
     Une odeur lourde de moutarde et de chocolat nous prit bientôt au nez et à la gorge; c'étaient les gaz, les premiers que nous recevions, qui nous gênèrent terriblement dans notre avance, car ils nous suffoquaient et nous faisaient larmoyer. Des camarades utilisèrent le masque , pas pour longtemps, car ils avaient du mal à respirer sous ces tampons humides qui donnaient une impression d'étouffement. 
 
     Une quinzaine d'Allemands déséquipés nous attendaient, dans leur tranchée, et nous surprirent quand, à notre arrivée, ils dressèrent soudain en levant les bras . Kamerad ! Kamerad Franzouz ! Nous leur fîmes signe de se diriger vers l'arrière. Quelques-uns souriaient pour nous attendrir, car leurs Officiers, disaient-ils, leur avaient affirmé que les Français ne faisaient pas de quartier! L'un d'entre eux, un trapu à la barbe noire, nous montrait quatre doigts en disant . Firkind! Le Caporal Gemoy lui répondit d'un coup de crosse sur la mâchoire! Le malheureux aurait été bien inspiré de ne rien dire: Plus tard j'appris que "Firkind" (Wier Kinden) signifie 4 enfants . 
 
     La première ligne ennemie franchie, nous tombâmes dans un enchevêtrement de boyaux défoncés, de barbelés arrachés et emmêlés, de trous d'obus qui se confondaient, de chevaux de frise déplacés, où la marche devint lente et pénible. Et toujours les fusants qui éclataient en déchirements métalliques . et partout les épaves diverses du champ de, bataille : des casques d'acier, fusils Mauser et cartouchières abandonnés sur le revers de la tranchée ou du trou d'obus, mitrailleuses fracassées dont le canon était dressé ou bien piqué en terre, toiles de tente déchirées et sanglantes, sacs à terre éventrés, sapes défoncées et croulantes, etc... 
 
     Ici un Boche gisait près d'une flaque de sang noirâtre qui s'écoulait de sa cuisse arrachée; là un autre était étendu face contre terre. Un blessé était assis à un tournant de boyau, tête baissée, et de ses yeux vitreux regardait ses jambes qui n'avaient plus de pied ! 
 
     Des prisonniers, par groupes de trois ou quatre, désemparés et hagards, nous saluaient au passage: "Messié! Kamerad Franzouz!" et, les bras levés, se hâtaient vers l'arrière. La plupart étaient tête nue, la longue capote vert-gris leur descendant jusqu'aux talons. Sales et crottés, on devinait que depuis plusieurs jours ils avaient sous le bombardement rampé dans le fond des tranchées bouleversées, et la pluie qui tombait depuis une heure les avait transformés en paquets de boue. 
 
     "Tu trouves pas qu'ils ont une sale gueule, ces Fritz ?" disait Guérot, le mineur du Nord, qui pourtant devait être habitué aux vêtements boueux et aux frimousses malpropres. 
 
     En vérité nous n'étions ni plus nets, ni plus élégants que nos ennemis vaincus. Eux s'en allaient vers l'arrière, vers le salut, Et nous ? 
 
     Parfois deux blessés s'avançaient en clopinant, l'un soutenant l'autre. Un énorme sous-officier était ramené sur un brancard par deux de ses compatriotes, un shrapnell atteignit l'un des deux transporteurs qui s'affaissa, et le groupe s'effondra dans un cri de douleur "C'est bien fait, dit l'un des nôtres, c'est un de leurs fusant, y n'ont qu'à ne pas tirer!" 
 
     Voici une mitrailleuse intacte, la bande est engagée , deux servants sont tués à côté, mais elle paraît en parfait état. On m'appelle pour l'examiner, car je connais son fonctionnement. Nous lui faisons faire demi-tour, et j'appuie sur la détente : cla, cla, cla, cla . elle marche très bien . Le Sous-Lieutenant Villesèque ouvre des yeux ronds, cherche dans son cerveau embué, et trouve enfin ce reproche à m'adresser: " Vous allez nous faire repérer." Ca c'est un comble! 
 
     "Il y a un moment que nous sommes repérés!" dit un loustic derrière lui, moins pour prendre ma défense que pour montrer l'inanité d'un tel propos. 
 
     Du Bois Sabot que nous longions il ne restait plus que des arbres déchiquetés, des souches arrachées, où la progression des autres bataillons était encore plus dure, Des nids de mitrailleuses avaient échappé au bombardement, et leur tac-tac incessant obligeait les assaillants à avancer courbés et à se jeter d'un trou d'obus dans l'autre. Marche harassante parmi les barbelés qui vous oppressent la poitrine, les fusants qui déchirent l'air et vous plaquent au sol. 






























 
     Le linge blanc que nous avions cousu derrière le sac était un excellent repère pour notre artillerie qui, malgré le temps sombre, put suivre notre progression et régler son tir, Les 75, ce jour-là, tirèrent toujours sagement au devant de nous. 
 
    A notre gauche, où opéraient les Coloniaux de la Division Marchand, faciles à reconnaître à leur tenue bleu-horizon, les prisonniers, nombreux, affluaient dans la cuvette de Souain où ils se rassemblaient en une colonne imposante. Soudain Colas me dit: "Regarde là-bas!" Et je vis, dans le glacis découvert qui s'étendait au Nord du village, une charge de nos cavaliers qui parvint rapidement à la lisière d'un bois, se disloqua, - probablement devant des fils de fer,- hésita, reflua, cependant que les mitrailleuses tiraient sans arrêt sur cette masse grouillante et bientôt désemparée. Cette héroïque et inutile chevauchée dut être un spectacle de choix pour les Allemands protégés par leurs barbelés, et qui pouvaient sans risques "faire mouche à tous coups" sur ces sacrifiés qui venaient s'offrir à leurs engins de mort. 
 
     Nous arrivâmes enfin dans la partie Nord du bois qui faisait un avancement vers l'Ouest. Ici moins de démolitions, moins de terre retournée et d'arbres arrachés ; mais le gibier avait souffert lui aussi du bombardement, car je trouvai plusieurs perdreaux déchiquetés et un lapin de garenne encore tout chaud que je mis dans ma musette en prévision des jeûnes futurs. 
 
     Une longue pause permit aux unités de première ligne de se regrouper et de s'aligner Ma Section s'était séparée de la compagnie et se trouvait entre la 5ème compagnie et une compagnie du 7ème Tirailleur. 
 
     La progression reprit. Après une clairière, un bois à peu près intact, où un immense abri, à demi enserré seulement et bien camouflé, attira tout de suite notre attention. Près de l'entrée une pompe rotative donnait de l'eau en abondance. Le Chef de section m'ordonna d'aller explorer la sape. 
 
     J'y descendis, accompagné de Pintat, le doigt sur la détente, et je ne vis d'abord personne. Une première pièce bien rangée, nette et propre, servait de cuisine, et des provisions de toutes sortes étaient empilées sur des étagères. Un chien de chasse grondait dans une caisse, c'était une mère avec ses petits. Une deuxième salle était aménagée en bureau, des cartes et plans divers occupaient la table ou étaient fixés aux murs. Enfin une chambre attenante contenait plusieurs couchettes et des portemanteaux où étaient suspendues des robes et des chapeaux de femme. Sur un lit étaient étendus deux allemands blessés, dont l'un, qui connaissait quelques mots de Français, me dit qu'il était Lorrain et m'omit sa montre, que je refusais. 
 
     Pendant que j'inspectais les lieux, Pintat avait ouvert une boîte de confiture prise sur un rayon, et à grands coups de cuiller se restaurait avec les " délikatessen" de Messieurs les officiers allemands, car nous apprîmes par le Lorrain que nous étions dans un poste d'observation d'artillerie occupé par un Lieutenant et un Capitaine. 
 
     Les deux officiers avaient fui précipitamment, laissant l'appareil téléphonique, les boites de cigares, toutes les provisions de bouche, et jusqu'aux canevas de tir! Je goûtai aussi à la confiture, qui me parut d'un goût suspect avec son parfum de chimie, - c'était sûrement un ersak,- et que j'étendis sur de petits biscuits tendres et savoureux. Je dévalisais un album et mis les photos dans la poche extérieure de ma capote puis un gros cigare à la bouche et un paquet de cartes d'Etat-major sous le bras, j'allai rendre compte de ce que j'avais vu au Sous-Lieutenant Villesèque. De son côté, Pintat fit son récit aux camarades couchés sous les pins. 
 
     Nous repîmes l'avance sous bois. J'avais mis l'arme à la bretelle et ouvert une large carte que je consultais tout en marchant et en fumant mon cigare. Sans doute voulais-je me renseigner sur la direction de Vouziers et la distance qui nous séparait encore de cette ville que nous avions comme objectif Et puisque notre Chef de Section affirmait que nous étions en 2ème vague nous n'avions pas à craindre de surprise ! 
 
     Soudain à dix mètres au devant de nous, une fusillade éclata, et trois de nos hommes tombèrent, deux blessés et un mort. Nous étions stupéfaits! Je jetais carte cigare et photos, et repris mon arme en main, tandis que la Section se repliait de quelques mètres, se plaquait au sol et exécutait des feux de salve. Une arrière-garde ennemie embusquée dans un élément de tranchée ou dans un trou d'obus nous avait tiré presque à bout portant! Nous étions donc bien en première vague, quoiqu'en prétende notre distingué Sous-Lieutenant. 
 
     La nuit venait, le ciel s'était de nouveau obscurci et la pluie se remettait à tomber. La ligne se replia à l'orée du bois, puis en arrière de la clairière, de façon à dégager son champ de tir et rendre impossible toute surprise de l'ennemi. 
  
     Le moral était excellent. Nous avions eu jusqu'à présent peu de pertes , la réaction allemande avait été plutôt faible, l'offensive promettait d'être victorieuse. Mais nous étions fourbus et avions un grand besoin de repos et de sommeil. 
 
     Restait cependant à enlever la seconde position, marquée par la Butte de Souain qui s'élevait là devant nous. La défense y serait certainement plus énergique, l'action de notre artillerie ayant été dans cette zone beaucoup moins efficace. Mais à quoi bon faire des présages et se soucier de l'avenir ? Il était sage de vivre dans le présent et de parer aux nécessités de l'heure. 
 
      On s'organisa pour la nuit; on creusa des trous individuels, protégés par un parapet de terre et camouflés par des branchages; puis on songea à dormir, sous la pluie incessante qui inondait tout. J'avais trouvé une immense brouette boche que je renversais, sous laquelle je me blottis avec Lavaud. Si la position était incommode, du moins étions-nous protégés des cataractes du ciel ! 
 
 
- Un fait d'armes...à la manière du Lieutenant Servais : 
 
25 SEPTEMBRE 1915: Le 8ème Zouaves avait attaqué le Bois Sabot de flanc, S.O-N.E, tandis que les deux régiments de Tirailleurs, la Légion étrangère et une brigade bretonne l'attaquaient de front, du Sud au Nord. Aussitôt que furent atteints la tranchée d'Iéna et le boyau du Danube, nous nous trouvâmes dans le bois et en légère avance sur les régiments voisins, qui progressaient péniblement dans ce fouillis inextricable d'arbres arrachés emmêlés dans les réseaux de barbelés. 
 
     La 10ème compagnie, enlevée par le fougueux Lieutenant Servais, se trouve bientôt à 500 mètres en flèche et isolée au milieu des boches. Elle aperçoit dans le bois, à une centaine de mètres en avant, un convoi de prisonniers français qu'un groupe d'Allemands encadre et ramène tranquillement vers l'arrière. 
 
     Le Lieutenant n'hésite pas. Bien que boiteux par blessure reçue au genou en 1914, et toujours appuyé sur sa canne, il sait courir quand il le faut. Il donne aussitôt ses ordres, et la compagnie fonce sur l'escorte surprise et désemparée qui jette les armes et lève les bras. Elle délivre les prisonniers et renvoie sous bonne garde tout le détachement vers l'arrière, où les uns rejoignent les camps de barbelés, et les autres leur unité combattante : 247ème d'Infanterie (Saint Malo) et 4ème Tirailleur (Bizerte). 
 
La 10ème compagnie s'installe ensuite sur le terrain conquis et attend l'arrivée du Bataillon. 
 
     Quelque part dans les villages bretons ou les douars tunisiens, d'anciens poilus doivent raconter l'étrange aventure qui leur arriva le 25 septembre 1915, entre Souain et Tahure, alors que, désarmés et emmenés prisonniers par les boches, ils furent à l'improviste délivrés par une compagnie de Zouaves surgie en trombe et commandée par un Lieutenant boiteux, un démon déchaîné qui bondissait en hurlant au devant de ses hommes, et qui brandissait un revolver d'une main, tout en s'appuyant de l'autre sur sa canne! D'autres qui n'ont pas dû oublier non plus, ce sont les Fritz de l'escorte qui, en un clin d'œil, virent leur situation retournée, et durent faire demi-tour, penauds et confus, sous le regard narquois d'ennemis devant qui ils venaient de prendre des airs triomphants! 
 










































































 
- Un autre fait d'armes... à la manière du zouave Guesdon . 
 
     Quelqu'un qui eut à la fois du sang froid et de la chance ce fut le zouave Guesdon, de la première compagnie de mitrailleuses. 
 
     Le soir de l'attaque du Bois Sabot il partit, comme beaucoup d'autres, "à la rafle" entre les lignes. Rampant dans la nuit noire, il cherchait les cadavres allemands, les fouillait, et s'emparait des divers objets qu'ils portaient . un portefeuille ici, un revolver là, une paire de jumelles ou une pipe ailleurs, peu à peu sa musette se remplissait. Et il songeait déjà au fructueux commerce qu'après la relève il ferait avec "les valeureux combattants de l'arrière", généralement "au pèze" et toujours avides de trophées, quand il se trouva soudain devant un énorme trou d'obus tout grouillant d'ennemis! 
 
     Notre gaillard classe 1911, qui avait longtemps baroudé au Maroc et qui combattait depuis le début des hostilités, n'en était pas à sa première émotion et ne perdit pas la tête pour autant. Il avait le mousqueton chargé à la main : il fit feu dans le tas et eut la chance inouïe de tuer le feldwebel qui les commandait! Puis, détournant la tête, il se mit à crier vers l'arrière comme s'il donnait des ordres à une patrouille qui le suivait! 
 
     Les boches, désemparés, et qui avaient probablement perdu tout contact avec leur unité et se jugeaient sacrifiés, n'en demandèrent pas davantage. Ils jetèrent armes et équipements et firent "Kamerad". Guesdon s'aperçut alors qu'ils disposaient de deux mitrailleuses armées, prêtes à tirer, et de plusieurs caisses de cartouches! 
 
     Il les leur fit charger sur les épaules et rentra triomphalement dans nos lignes, la musette remplie de trophées, le doigt sur la détente du mousqueton, et ramenant devant lui une Section de Mitrailleuses ennemie avec matériel complet, une douzaine d'hommes, deux pièces Maxim et de nombreuses munitions! 
 
     Seul manquait l'Adjudant qu'il venait d'abattre. Pour une rafle c'était réussi . Ce Breton d'Ille et Vilaine, courageux et têtu, qui se disait compatriote de Duguesclin, savait à peine lire et écrire. 
 
 
- L'offensive ratée du 6 octobre 1915 . 
 
     La tranchée des Tantes que le 2ème bataillon est venu occuper le 2 octobre faisait partie avant l'attaque, de la seconde ligne de défense allemande , elle a été enlevée par les Coloniaux dans les derniers jours de septembre. Elle se trouve dans la zone ouest de la ferme de Navarin et est prolongée à droite par la tranchée de Lübeck et à gauche par celle des Homosexuels, deux puissantes positions que l'ennemi tient toujours solidement. Elle est donc en flèche et constamment battue par l'Artillerie; Mais son importance est considérable, et nous devons la conserver à tout prix. 
 
     Une puissante offensive prévue pour le 6 octobre, doit essayer d'enlever la totalité de la 2ème ligne allemande, c'est-à-dire la ligne de hauteurs Est-Ouest jalonnée par les buttes de Tahure et de Souain, la ferme Navarin, et qui s'étend à l'Ouest jusqu'à la vallée de la Suippe. 
 
     Les 5ème et 8ème compagnie doivent participer, à gauche et à droite, à l'enlèvement des tranchées des Homosexuels et de Lübeck, la 6ème et la 7ème, au centre, ne s'élanceront que lorsque l'avance se sera alignée sur la tranchée des Tantes. 
 
     Mais cette fois l'ennemi n'est pas surpris , partout il a renforcé son front, établi de nouvelles lignes, des tranchées aux noms évocateurs . Tranchées des Tentonnes, des Gretchen, des Vandales, des Satyres, de la Kultur (Ces noms, portés sur nos plans directeurs, ont été donnés non par les boches, mais par nos Etats-Majors), reçu des renforts et massé de l'artillerie, notamment des 88 et des 130 autrichiens, les deux obus les plus perfides et les plus redoutables qu'ils aient utilisés et qui, de jour et de nuit pilonnent les bois derrière nous, rendant entièrement dangereux le ravitaillement, les relèves et l'évacuation des blessés. 
 
     Nous sentons que la tranchée ennemie, à 150 mètres de nous, est puissamment tenue, Les mitrailleuses ne cessent de crépiter, les balles coupent les branches des maigres pins au-dessus de nos têtes; il est certain qu'ils sont sur leurs gardes et qu'ils nous attendent. Leur artillerie aussi est déchaînée; mais comme nous avons creusé notre frêle tranchée (50 cm de profondeur en moyenne) à une dizaine de mètres en avant de l'ancienne tranchée allemande complètement bouleversée, elle ne nous atteint guère, les coups tombent généralement en arrière. Malheur à celui qui se dresserait! Et malheur à nous s'ils rectifiaient leur tir! 
 
     La clairière au devant de nous est jonchée de cadavres, ce sont les chasseurs tombés lors de l'attaque malheureuse du 1er octobre. Parmi eux de nombreux blessés gémissent et appellent au secours , nous les entendons distinctement pendant la nuit, et nous nous sentons le cœur serré de ne pouvoir leur venir en aide. Mais ils sont trop, et notre situation est tellement précaire que nous n'avons pas le courage de tenter quelque chose pour eux. Aux heures dramatiques l'instinct de conversation et l'égoïsme l'emportent sur le dévouement. 
 
     De jour en jour les appels diminuent en nombre et en intensité, les uns après les autres les malheureux blessés expirent; leur lente agonie n'a hélas, que trop duré ! Nous restons blottis, et attendons, anxieux, que l'ouragan de fer se calme , les agents de liaison, obligés de se déplacer, Lieutenant Esbrat ne circule qu'en rampant. Mon sergent est blessé, près de moi, d'un éclat d'obus qui lui a déchiqueté la main, Comme tous les blessés il se croit immunisé contre un nouveau danger et prend aussitôt, en plein jour, la direction de l'arrière. Est-il parvenu au poste de secours et à l'ambulance? Il est permis d'en douter car nous n'avons plus eu de ses nouvelles. 
 
     D'heure en heure l'intensité de notre bombardement s'accroît. Ceux d'en face dégustent aussi, et comme nous, doivent se tapir sous les éclatements rageurs des 75 et des 105. Un peu avant l'aube nous recevons l'ordre d'alléger nos bardas . nous roulons les couvertures par escouade et ne conservons que la toile de tente. L'heure H approche! Enfin, à 5 h 20, l'ordre : "Faites passer, baïonnette au canon!" En même temps notre artillerie allonge son tir, et les mitrailleuses ennemies se déclenchent à la fois : l'attaque a commencé. 
 
     A la 6ème et à la 7ème compagnie nous attendons que les deux tranchées de droite et de gauche soient enlevées pour sortir à notre tour. Je sens mon cœur battre , chacun appréhende de se redresser et d'avancer à découvert sous les balles qui sifflent, parmi les cadavres et les derniers mourants. Mais quand l'ordre arrivera nous l'exécuterons. Les minutes nous paraissaient des heures, et les heures des siècles. 
 
      Un agent de liaison nous apprend la mort du Commandant et de l'Adjudant de bataillon, tués par le même obus qui s'est écrasé sur leur frêle cagna. Un 77 tombe entre les jambes de mon chef de section assis sur le rebord de l'embryon de tranchée, et oublie d'exploser! Heureusement pour le Sous-Lieutenant Villesèque, qui pâlit et se sent le souffle coupé, et pour ceux qui sont rangés près de lui! Ce hargneux personnage qui ne nous inspire aucune sympathie se met aussitôt à nous distribuer des cigarettes. Ce geste nous étonne de sa part, car il n'est pas du tout dans ses habitudes. Faut-il qu'il se sente peu rassuré . 
 
     A divers indices nous ne tardons pas à comprendre que l'attaque a échoué. En effet l'ordre d'avancer ne nous a pas été donné , d'ailleurs le calme revient peu à peu dans la matinée, comme si après une telle débauche de fer et de feu les hommes et les choses éprouvaient le besoin de souffler et de se reprendre. le calme après l'orage, mais un calme tout relatif et qui cependant nous semble bon! Il nous permet de nous détendre, de revenir à la vie. Après la relève nous apprendrons par ceux de la 5ème et de la 8ème compagnie qu'ils ont été dès le départ cloués au sol par les mitrailleuses et qu'ils ont dû se replier dans leur tranchée, ainsi que les troupes voisines. 
 
     Nous voyons parfois des allemands sortir de leur tranchée, agents de liaison, blessés, et gagner rapidement le bois derrière eux , nous leur tirons des feux de salves pour nous dédommager de notre échec. 
 
    A la nuit le 4ème bataillon vient relever, et nous quittons sans regret ce secteur de Navarin qui nous a été défavorable et où nous avons laissé: tant des nôtre! Nous allons occuper les anciennes premières lignes allemandes du Moulin de Souain, Ma compagnie s'installe dans un boyau intact qui nous paraît fort confortable, bien que nous n'ayons d'autre toit que le ciel. Là nous pouvons nous allonger, dormir, nous déplacer à peu près sans danger , et nous apprécions à leur valeur ces commodités qui nous sont offertes. Mais nous ne goûtons qu'un repos relatif, chaque nuit nous allons creuser des boyaux derrière les lignes, et ce travail de terrassiers parmi les souches et les racines est pénible et périlleux car nous sommes copieusement arrosés par l'artillerie. Le jour nous dormons, nous écrivons, nous nous épouillons, et nous mangeons, - ou plutôt nous dévorons -, tout ce que nous pouvons nous mettre sous la dent. 
 
     Quelques-uns d'entre nous vont faire un semblant de toilette dans le petit ruisseau de Souain, près de la ferme des Wacques, mais cette eau est tellement malpropre qu'il est répugnant de l'utiliser. Des chevaux venus à l'abreuvoir sont tués journellement dans ces parages par les gros noirs, et nous découpons dans leurs cuisses des tranches de chair rouge que nous faisons griller à la pointe de la baïonnette, et qui pour nos estomacs affamés deviennent des biftecks succulents. 
 
     Nous quittons le secteur le 21 octobre, nous nous embarquons à Saint Hilaire au temple (Nord-Ouest du camp de Châlons) et débarquons à Pont Saint Maxence (Oise), dans une région boisée et agréable, en tout point différente de la pauvre et sèche Champagne pouilleuse. 
 
     Cette offensive de Champagne (25 septembre - 20 octobre) nous a coûté des pertes, toujours trop élevées, hélas! mais moins sévères qu'en Artois, où ce fut l'hécatombe (juin 1915). 
 
     J'ai visité avec émotion en 1953 le secteur de Champagne où j'avais combattu en octobre 1915. J'ai revu les villages de Suippes, Sommes-Suippes, Souain reconstruits. J'ai regretté de ne pouvoir, vu le mauvais état de la route Souain-Tahure, pénétrer dans le bois Sabot , mais j'ai parfaitement reconnu la cuvette de Souain et je suis monté à la ferme Navarin qui en occupe le rebord septentrional. Des traces de tranchées y subsistent encore. Un monument imposant rappelle les sacrifices héroïques subis dans ce secteur par nos troupes, de même d'ailleurs que les nombreux cimetières qui parsèment la région, Dans ce monument reposent les restes du Général Gouraud qui commanda la 4ème Armée de Champagne en 1917-1918. 
 
     Si d'Aubérive à Perthes les Hurlus le front céda sur une profondeur de trois kilomètres, de Mesnil les Hurlus à la Main de Massiges il ne bougea que de quelques centaines de mètres. L'attaque s'arrêtera le 28, elle reprit le 6 octobre pour rectifier la ligne de front. 138 500 Français furent mis hors de combats principalement sur la seconde position allemande. Le front céda en quelques endroits mais, le manque de moyen de communication avec l'avant, ne permis pas à l'Etat-major d'exploiter les trouées et d'envoyer les renforts dans ces brèches. 25 000 prisonniers et 150 canons furent pris à l'ennemi. Des régiments disparurent à 90% comme ceux de la 28ème brigade par leur action acharnée ou comme la division Marchand par l'artillerie française ou certains de la 39DI, prisonniers pour avoir vu se refermer la brèche faite, parce qu'aucun renfort n'a été envoyé. Grande victoire selon les journaux ! Echec réel sur le terrain, les soldats venaient de comprendre que cette guerre serait longue et coûteuse.