L'Année - 2eme semestre 1915 -

 

La deuxième bataille de Champagne (septembre 1915) 
 
 
     Cette offensive faisait partie d'un plan visant à reprendre la main, elle devait se déclencher simultanément sur deux points du front. Le premier au nord d'Arras devant Neuville-Saint-Vaast et Vimy et le second en Champagne. Pour la Marne l'effort sera mis entre Aubérive et la Main de Massiges sur vingt-cinq Km de front. On travailla tout l'été pour mettre en place l'offensive, des gares et des camps furent créés, de larges tranchées furent tracées régulièrement avec des sens de passages pour amener rapidement des troupes en première ligne et rapatrier les blessés. Des places d'armes sont creusées pour stocker le maximum de troupes le jour " J ", tous les mouvements et travaux furent exécutés de nuit pour ne pas éveiller l'ennemi. Des dépôts énormes de munition furent approvisionnés et 2 000 pièces diverses d'artillerie furent postées dans chaque bois ou repli de terrain. Deux armées, la 4e de de Langle de Cary et la 2e de Pétain soit 33 divisions vont se trouver engagées. Ce n'étaient plus les combats de la fin de l'hiver 1915, pour la première fois on donnait aux soldats les moyens de mener une attaque victorieuse et chaque poilu était persuadé que la victoire ne pouvait pas lui échapper. Le 22 septembre les canons se démuselèrent, dans un vacarme assourdissant, ils vont tirer pendant trois jours et trois nuits 1 000 000 d'obus de tous calibres et niveler la première ligne ennemie. 
 
Extrait du livre épuisé de Louis Guiral "Je les grignote" 
 
L'OFFENSIVE 
( 25 septembre 1915 ) 

 
     Sur tout le front de la 2ème armée, les vagues d'assaut s'étaient ébranlées d'un même élan, derrière nos barrages allongeant leurs tirs à une cadence régulière. Mais alors que la gauche de l'armée enlevait très vite les premières positions allemandes, sa droite se heurtait, sur beaucoup de points échappant à l'observation terrestre, à une résistance qu'elle brisait mais qui la laissait désorganisée; et son attaque centrale échouait devant des ouvrages en grande partie intacts. 
 
     A sa droite, pendant que les 22ème et 24ème colonial, malgré des barrages dispersés dans le Ravin du Ruisseau, de l'Étang, gravissaient les pentes ravinées de la Main de Massiges, Toutes les troupes qui attaquaient entre la Main et la Butte du Mesnil - la 39ème D.I. et le 3ème bataillon du 69ème, droite de la 11ème division -, subissaient de lourdes pertes pendant la traversée des premières tranchées ennemies, insuffisamment réduites par notre artillerie. 
 
     Dès son départ, le 1er bataillon du 146ème tombait sous le feu de mitrailleuses qui, tirant du Médius de la Main de Massiges, le prenaient à revers et arrêtaient aussi, à sa droite l'attaque des coloniaux sur l'index - soit qu'il eût trop vite avancé dans l'interligne, soit que notre barrage ne se fût pas assez allongé. Pour l'éviter il obliquait à droite, passait devant le Bois en Demi-Lune qu'il devait aborder, puis, se redressant, marchait sur Maisons-de-Champagne en tournant ainsi le Bastion par l'est. 
 
     A la gauche du 146ème, le 153ème débouchait mieux, malgré de violents barrages allemands. Ayant dégagé du sud au nord le Ravin en Fer-de-Lance et traversé trois lignes de tranchées dans la partie ouest du Bastion, ses deux bataillons de ligne continuaient leur progression sur Maisons-de-Champagne; derrière eux, son troisième bataillon, en réserve de brigade, n'avançait que lentement par des boyaux durement battus. 
 
     En revanche, le 160ème s'engluait dans le labyrinthe de tranchées qui composait le nouveau Fortin de Beauséjour, n'en ayant franchi d'un élan que la première ligne. Arrêté d'abord par des mitrailleuses non détruites, le centre pouvait reprendre assez facilement sa marche, enlevant même et dépassant, malgré une vive résistance, la troisième ligne. Mais après trois quarts d'heure sa droite et sa gauche étaient toujours arrêtées dans des positions des secondes lignes, puis cernées par des allemands sortis en nombre des abris de la première, qui n'avait pu être nettoyée. L'attaque, là, dégénérait en luttes individuelles à chaque détour des boyaux enchevêtrés. La situation de la droite était précaire quand survinrent deux escadrons du 5ème hussard ( escadrons divisionnaires ), envoyés pour appuyer l'avance des deux régiments de droite ayant passé les premières positions. N'ayant pu trouver en place les groupes à pied qui devaient leur indiquer les brèches ouvertes dans nos réseaux, et au lieu d'emprunter le Ravin du Fer-de-Lance qui les aurait menés en direction de Maisons-de-Champagne, quelques groupes de cavaliers s'engagèrent dans le ravin allant de l'est à l'ouest vers le Bois Barrant, puis se jetèrent sur la première ligne allemande reformée derrière nos vagues d'assaut, et la franchirent sous les grenades. Cette apparition archaïque d'une cavalerie chargeant sabre au clair sur des tranchées, entre des réseaux déchiquetés par les torpilles, jeta le désordre parmi les allemands. Avec l'appui des cavaliers qui avaient mis pied à terre, les fractions isolées du 160ème mirent à profit ce désordre pour se dégager et ré attaquer. Peu après 10 heures le Fortin était pris, sauf sa partie nord-ouest qui tenait toujours, mais était débordé par le 3ème bataillon du 69ème qui, ayant attaqué du Saillant I, à gauche, avait enlevé devant lui les premières lignes, franchi la Tranchée des Walkyries ( courant du sud-est au nord-ouest et reliant, par le Ravin d'Hébuterne, l'arrière gauche du Fortin de Beauséjour à la Butte du Mesnil), fait plus de six cents prisonniers et, malgré de grosses pertes, marchait vers le Bois Allongé sous les feux de flanc de la Butte du Mesnil. 
 
     Vers 11 heures, le 2ème bataillon du 146ème, ayant achevé son mouvement par l'est du Bastion, s'emparait des ruines de Maisons-de-Champagne, et, rejoint par les deux bataillons du 153ème, dont la gauche était mêlée à des éléments du 160ème qui avaient traversé le Fortin, dépassé le Bois Allongé et le Bois Rabot, et que poussaient vers l'est les feux de la Butte du Mesnil, continuait son avance vers le nord. 
 
     Des feux d'artillerie et de mitrailleuses venant de l'Ouvrage de la Défaite ( sur la crête à 400 mètres au nord-est de la ferme de Maisons-de-Champagne ) obligeaient ces unités mélangées à appuyer vers l'ouest, en direction de Ripont, à quinze cents mètres. Elles avançaient, en terrain libre, ne rencontrant plus aucune résistance; au passage, elles enlevaient deux batteries de 105 en partie abandonnées, puis, vers midi, deux batteries de 77 en action à quelques centaines de mètres des lisières de Ripont. Vers la même heure, le 69ème surprenait dans la partie ouest du Bois Allongé quatre batteries qui, se sentant débordées, attelaient pour se replier; il en tuait les chevaux et faisait prisonniers les hommes, avant de pousser, lui aussi, vers la Dormoise. Mais sans commandement coordonné, privé d'artillerie et de renforts - faute de renseignements et de signaux clairement vus ou compris, nos barrages avaient continué leur marche mathématique avant de s'éteindre, à bout de portée; dans les boyaux conquis les bataillons de soutien étaient ralentis par les feux de barrage et accrochés par des éléments ennemis qui s'étaient reformé derrière nos vagues - , cette pointe d'attaque, cette fin de ruée, était condamnée. Des contre-attaques se déclenchaient devant elle et sur ces flancs, lancées des ravinements aboutissant à la Dormoise que seuls quelques isolés atteignaient avant d'être tués où capturés. Les 5ème et 9ème Compagnies du 160ème tentaient de réagir; tournées par la gauche elles étaient anéanties. A ce régiment dix commandants de compagnie sur douze étaient tombés. Les débris des deux bataillons du 153ème n'avaient plus de cadres - au cours de cette avance l'un des chefs de bataillon avait été tué, l'autre blessé et fait prisonnier -, comme le 2ème bataillon du 146ème. Ce fut le repli des survivants, un repli quasi individuel, sous la pluie, le sifflotement des balles de mitrailleuses et la poursuite des obus, vers le Bois Allongé, vers le sud immédiat de Maisons-de-Champagne, où s'organisa la résistance, en attendant la venue des renforts. 
 
     A gauche de la 39ème D.I. l'attaque s'engageait plus mal encore. Sauf sur un point, où le succès obtenu s'achevait en désastre, les régiments de la 11ème et de la 21ème division qui attaquaient la Butte du Mesnil et ses avancées sud-ouest - la cote 196 et la Courtine vers le Trapèze - ne pouvaient déboucher ou rencontraient des obstacles tels que leur élan s'en trouvait brisé. 
 
     En liaison à droite avec le 69ème, le 26ème partait des lisières nord du Bois Oblique, dont les parallèles bouleversées par les tirs de contre-préparation ennemis obligeaient les compagnies d'assaut à rester aplaties en colonnes dans les boyaux sous le feu. Un violent barrage accueillait son attaque, et il s'éparpillait dans le chaos des tranchées et d'entonnoirs du Filet ( au bas des pentes sud-est de la Butte du Mesnil ) dont il ne pouvait dépasser la troisième ligne; il y restait accroché toute la journée, mêlé à des fractions de la gauche du 69ème et de la droite du 37ème. elui-ci franchissait non sans pertes le Ravin des Cuisines, en masquait les ouvrages et abordait par le sud la Butte du Mesnil. Sa compagnie de droite, la 12ème, arrivait devant la Tranchée de la Crête après avoir enlevé la Tranchée du Crochet -première ligne - , mais ne pouvait s'y maintenir. Sa compagnie du centre, la 9ème, était anéantie vers le boyau de Minden, dans les troisièmes lignes, le 1er bataillon, à sa gauche, s'étant heurté à des réseaux intacts, profonds de vingt-cinq à trente mètres, et ayant dû se replier sur le Ravin des Cuisines, qu'il conservait, mais où ses compagnies de soutien étaient bloquées par des fortins qui ne se rendraient ou ne seraient réduits qu'après la chute du jour. A l'extrême gauche de la 11ème division, le bataillon engagé du 79ème était arrêté de même en avant des Trois-Coupures, sauf deux compagnies isolées du bataillon Bouffin, du même régiment, qui traversaient d'un bond toutes les défenses allemandes et débouchaient sur le revers des pentes ouest de la Butte du Mesnil, vers le Bois du Peigne et de la Galoche. 
 
     Un temps, ces quatre cents hommes virent devant eux un terrain miraculeusement libre. Mais la droite était arrêtée. A gauche, le 1er bataillon du 93ème ( extrême droite de la 21ème D.I. et du corps d'armée ) était partie un peu trop tôt sur la cote 196; des barrages, des feux de flancs, l'avaient isolé, dispersé, détruit. Des arrières de la ligne allemande reformée à gauche, des tunnels qui creusaient la Butte du Mesnil, à droite, des réserves ennemies surgirent et enveloppèrent la pointe d'attaque du 79ème. Quelques groupes résistèrent sur place jusque vers 11 heures, d'autres poussèrent à travers bois du côté de la Dormoise. Nul homme de ces deux compagnies ne revint dans nos lignes. 
 
     Et sur tout le front de la 21ème division ce fut le même sanglant échec. L'assaut du 93ème, repris, était enrayé à 9H30 devant la cote 196. Le 64ème, à la Courtine, franchissait la petite crête, suivie par le chemin de Perthes à Maisons-de-Champagne, que, le 16 mars, la 48ème division avait enlevée et que nous avions perdu, lambeau par lambeau, durant les jours suivants. Il ne pouvait la dépasser: sa contre-pente était garnie de larges réseaux, dont, par places, les fils tout neufs et bien tendus, ayant échappé à nos observateurs, à nos obus, brillaient sous la pluie. Quelques allemands, démoralisés par ces trois jours de bombardement, sortaient de leurs tranchées, sans arme et les bras en l'air. Muettes jusque-là, des mitrailleuses se démasquèrent, fauchant les hommes qui se rendaient et ceux des nôtres qui ne s'aplatirent pas assez vite. Par de petits boyaux abandonnés, des escouades essayèrent de s'infiltrer; certaines, ayant passé sous les fils, attaquèrent au pistolet, à la grenade, les mitrailleurs. Ces tentatives échouèrent, et peu des assaillants en revinrent. 
 
     A gauche du 64ème, le 65ème tombait sur de semblables réseaux. Battus de front et de flanc par les mitrailleuses du Trapèze que personne n'abordait, ses trois bataillons lancés en vagues successives ne dépassèrent guère la première ligne ennemie; fortement contre-attaqué, il dut refluer sur ses tranchées de départ vers 9h45, laissant sur le terrain plusieurs centaines de blessés et de morts - dont, parmi ces derniers, son colonel. Parti flottant avec la seconde vague, le drapeau, dont toute l'escorte avait été détruite au début de l'action, était retrouvé dans un petit poste allemand, gardé par un seul homme, au cours du repli. 
 
     En revanche, les trois divisions de gauche de l'armée enlevaient toutes les premières lignes allemandes. La désastreuse bataille d'hiver nous avait au moins donné sur les avancées de Perthes quelques assez bons observatoires; nos bombardements avaient été là plus efficaces que sur l'ensemble des organisations de la Butte du Mesnil, dont beaucoup de points échappaient à nos vues, et desquelles la longue et large vallée du Marson obligeait le gros de notre artillerie à se tenir éloigné. 
 
     Battue de loin par les mitrailleuses du Trapèze et des tranchées de Mamelle-Sud, qui prenaient d'enfilade ses vagues, la droite de la 22ème D.I. - 118ème et 19ème R.I. - , n'en avançaient pas moins vers le nord-ouest à travers les anciennes Tranchées Blanches et Grises, Bouleversées par dix mois d'attaques, de bombardements incessants, de guerre de mines, et détrempées par la pluie. Dans les réseaux qui les couvraient, nos torpilles avaient ouvert de larges brèches. A l'extrême droite, le 2ème bataillon du 118ème se redressait après les avoir franchies, et, marchant droit sur Tahure, enlevait au passage, dans la partie nord du Bois des Loups, Les Tranchées de Mannheim et de Landau, surprenant leurs défenseurs terrés sous les coups de notre barrage roulant, puis enlevait à la grenade la Tranchée de Bayreuth, et traversait le Ravin de la Goutte, qui se coudait là vers le nord-est avant de piquer vers le nord. Des allemands fuyaient de toutes parts devant lui, remontaient à droite les pentes du ravin plein de brume, vers les crêtes encore boisées de la Galoche qui fumaient sous nos obus et derrière lesquelles achevaient de résister les deux compagnies enveloppées du 79ème. A gauche, c'était le vide: après avoir conquis les premières lignes, le 1er bataillon du 118ème, en retard sur les 62ème et 116ème R.I. plus à gauche, ne s'était pas redressé; à un kilomètre à l'ouest, caché par le brouillard et par les boqueteaux, il marchait vers le Bois des Lapins. Sans liaison sur ses flancs, le 2ème bataillon continua son avance conformément aux ordres, traversa le Bois des Échelons et ne s'arrêta que devant les lisières sud du Bois de la Brosse à Dents, bien tenues par l'ennemi. Vers 12h30, renforcé par la 12ème compagnie qui l'avait rejoint après avoir aidé le 19ème à nettoyer le saillant du Bois Hébrard, il attaquait le Bois de la Brosse à Dents et l'occupait après une demi-heure de combat, mais ne pouvait le dépasser qu'à peine, réduit, sans cadres, épuisé. 
 
     Vers la même heure, le 1er bataillon entrait dans Tahure, à peine défendue, et dirigeait vers nos anciennes lignes des voitures et des fourgons allemands rassemblés, prêts au repli; sa 4ème compagnie traversait le village à peu près intact, et s'installait sur la pente 149, à deux cents mètres au-delà les lisières nord. Des feux venant de la Butte de Tahure l'arrêtaient là. Au cours d'une marche de près de deux kilomètres vers le nord-ouest, ce bataillon avait pris un fortin dans le Bois des Renards, traversé le Bois des Rats, et ceux des Taupes, des Furets et des Lapins, avant de surprendre une batterie de campagne qui tirait sur nos réserves montantes. Après avoir forcé les artilleurs allemands à démonter et à briser les culasses et les appareils de pointage de leurs pièces, il était reparti vers Tahure, en longeant la route qui venait de Perthes. 
 
     Les deux autres régiments de la 22ème division - 62ème et 116ème R.I. - étaient partis plus vite, ainsi que toute la 27ème D.I., à leur gauche. Du Bois Violet aux abords de la Grande Poche ( nord-ouest de Perthes ) la résistance n'avait pas eu le temps de s'organiser devant eux. Une maigre fusillade, et quelque mitrailleuses intactes, avaient éclairci sans les arrêter les premières vagues, et s'étaient dirigées sur les suivantes, avant de s'éteindre sous les grenades. Vers les entonnoirs de la route de Tahure, la Tranchée de Marmara, et, plus à gauche, la Tranchée du Bosphore, avaient arrêté des pelotons du 116ème et du 75ème ( 27ème D.I. ); dépassés, leurs occupants avaient été capturés ou anéantis par les sections de nettoyeurs. Presque partout, les trois premières tranchées avaient été enlevées en peu de minutes. A 9h35 ( cinq minutes auparavant le 62ème avait occupé les Fortins de la cote 188, à droite ) la quatrième ligne, tournée par endroits, cédait devant le 116ème ( 22ème division ) et les régiments de la 27ème: Le 75ème qu'aidaient le 1er bataillon du 140ème et le 52ème. Par centaines, des allemands terreux couraient les bras au ciel vers notre arrière, sous les coups de leur barrage tardivement déclenché. A gauche, et jusqu'en lisières des Bois du Trou Bricot qu'elle devait masquer par une série de conversion face à gauche, la 28ème D.I. avançait d'un même pas. Barrant sur trois kilomètres le paysage brumeux, sous les nuages traînants d'où glissaient de lentes ondées, une triple vague couleur d'horizon et de marne, déferlait vers les terres sans tranchées. 
 
     Par endroits, elle fléchissait devant un obstacle soudain rencontré: emplacement de batterie où se cramponnait une poignée d'hommes verts, fuyards qu'avait rallié un officier, débris d'un bataillon de réserve. Le 62ème perdait quelques hommes à la naissance du Ravin de la Goutte, sous les feux de la Tranchée de Bayreuth que n'avait pas encore enlevée le 118ème. Dans les boqueteaux accrochés aux longues pentes sans ouvrages qui dévalaient vers les bois de gauche, des artilleurs allemands étaient surpris, tiraient à vue sur les hommes qui les chargeaient et, enveloppés, se faisaient tuer sur leurs pièces. Puis la vague se reformait, ondulante, moins serrée. Tous les ouvrages des premières lignes étaient franchis, et les tirs de barrage. Loin derrière elle des abris flambaient, incendiés par les nettoyeurs et pat le génie. Des bois du Trou Bricot venait un tintamarre acharné de fusillade: sur ses derrières la 28ème division échelonnait des bataillons qui, déployés, refoulaient tout essai de sortie des réserves ennemies encerclées. Les vagues avançaient toujours dans un demi-désert, entre les longs boyaux vides où parfois se dressait un allemand attardé, les mains hautes. Jamais les anciens, officiers y compris, n'avaient connu cela, n'avaient osé croire possible une avance, un saut de plus de cent mètres, de deux cents mètres. Après des dizaines d'attaques, toutes ratées, ils se croyaient à jamais captifs de leurs tranchées, de leurs boyaux; jamais le mystérieux ennemi ne s'ouvrirait devant eux. Et leurs brodequins lourds de marne en fauchaient maintenant les herbes humides, en foulaient la terre à peu près vierge de trous d'obus, en contournaient librement les buissons maigriots, roussis par l'été mais encore feuillus, indemnes - des buissons de temps de paix. "... On est en rase campagne !..." et cette légendaire, cette inespérée "rase campagne" qu'ils arpentaient sans se courber, lavait leurs yeux et leur pensée d'un an de stagnation, de cheminements dans les zigzags sans horizons des "secteurs", faisait monter en eux une enivrante bouffée de liberté, de victoire. De rares obus soufflaient du nord, de l'est, de l'ouest, et se déchiraient au hasard ou foiraient dans la boue. Certains mêlaient aux blanches explosions de notre barrage roulant des fumées vertes ou jaunâtres, chargées de brome ou de chlore, et, tout en marchant, les hommes fixaient sur leur bouche et leurs narines les petits tampons de coton, masques rudimentaires dont ils étaient munis contre les gaz. Vers 10 heures, les vagues du 62ème, du 116ème, du 75ème, du 52ème, atteignaient l'ouest du Bois des Lièvres et le Bois du Paon. Là, elles durent s'arrêter sous notre propre barrage que leur marche trop rapide, en avance sur l'horaire fixé, leur avait fait rejoindre. A 10h30, le 75ème devait s'arrêter une seconde fois à la lisière nord du Bois des Perdreaux, battues par les deux artilleries. Après chaque arrêt les vagues repartaient, un peu plus réduites, un peu plus mêlées. Elles franchissaient la route de Tahure à Souain, à trois kilomètres de leur point de départ, quand les rejoignirent et les renforcèrent les bataillons et les régiments des réserves, le 140ème et le 415ème. Ce fut une troupe sans cohésion, aux cadres rares et peu liés, une horde essoufflée qui, vers 11 heures aborda les pentes sud et sud-est de la cote 193, entre les routes de Tahure à Souain et de Tahure à Somme-Py. Peu auparavant, les 99ème et 30ème d'infanterie, régiments avancés de la 28ème division, dont la progression et la manœuvre s'étaient déroulées dans un ordre meilleur, avaient enlevé en bordure des bois les camps d'Elberfeld et Sans Nom, surprenant et capturant presque sans résistance les derniers bataillons de soutien que sur ce point pouvait nous opposer l'ennemi. 
 
     La cote 193 ne paraissait pas défendue. Quelques amorces de boyaux, encadrés par les trous de nos obus, escaladaient ses flancs pelés. Mais les premiers groupes qui prudemment, en franchirent le sommet, trouvèrent la contre-pente couverte de hauts et profonds réseaux. Derrière, il y avait des tranchées aux parapets bien réguliers, taillés à loisir, que notre bombardement n'avait pu atteindre, et qu'appuyaient de bas fortins de béton. Par endroit des allemands y agitaient les bras et leurs calots verdâtres en signe d'accueil ironique. Près de quatre kilomètres avaient été franchis par les vagues d'assaut. Étonnes par cette avance, les dangers habituels avaient ralentis leur déchaînement autour d'elles. Ils se ressaisissaient, soudain. Les oreilles des hommes connurent de nouveau la voix déchirante des mitrailleuses, les hurlements des barrages. La "rase campagne" finissait là. L'ivresse de la victoire avait duré deux heures, et s'évaporait. Devant les infranchissables réseaux, les survivants de l'attaque se mirent à creuser la craie molle - comme l'avaient fait, par un jour semblablement pluvieux de l'automne 1914, les hommes du 17ème corps au pied des collines des Hurlus et de Perthes, à cinq kilomètres dans le sud. 
 
 
 
LA TRAGÉDIE DES RESERVES  
( Après-midi du 25 septembre 1915 ) 
 
     Vers midi, les cinq régiments ayant pour objectifs l'ouest de Tahure et la cote 193 étaient arrêtés devant la seconde position allemande. Et durant deux heures ils multiplièrent les tentatives pour en trouver le point faible et la forcer. Menées sans unité de commandement par des troupes fatiguées, elles échouèrent, toutes. Les tranchées ennemies étaient faiblement tenues, mais leurs flanquements par mitrailleuses avaient été bien étudiés, et le fils barbelé qui les couvraient, montés sur des piquets de fer, étaient d'un diamètre tel que nos meilleures cisailles ne les mordaient point. Pour y ouvrir des brèches, il eût fallu des torpilles, et une débauche d'artillerie. Seules, quelques batteries de campagne, ayant réussi à franchir le chaos des tranchées et le terrain détrempé, ravagé, conquis par les fantassins, commencèrent à régler leur tir, un peu après midi. Et toutes les liaisons étaient rompues; la rapidité de l'avance, les pertes en cadres, en hommes spécialisés, avaient empêché d'établir des lignes téléphoniques, - prévues. Le ciel bouché rendait impuissante l'aviation. Nos attaques mollirent, puis s'arrêtèrent. Devant ce ralentissement de notre poussée, devant cet arrêt, l'ennemi commença à réagir. 
 
     Déjà ses bombardements avaient accru leur intensité, tant sur notre vague première ligne que sur nos arrières. A son tour l'infanterie prit de l'audace. Venues de la vallée de la Dormoise, de la croupe sud-est de la Butte de Tahure, de lentes infiltrations menacèrent nos éléments les plus avancés. Les quelques sections - bien réduites - du 118ème ayant dépassé Tahure s'y replièrent vers 14 heures, puis abandonnèrent le village attaqué par le nord et par l'est, et sans liaison avec le 62ème R.I., à un kilomètre dans l'ouest, vers la cote 193. Nulle part, entre Tahure et les Mamelles où les premières lignes allemandes restaient intactes, nous n'avions franchi le Ravin de la Goutte; Le 118ème et le 19ème formaient sur ses hauteurs une ligne discontinue, face à l'est, et, par endroits, face au sud, de la Brosse à Dents au pied de la Mamelle-Sud où elle se liait à nos anciennes positions. Avant 15 heures, des réserves ennemies réoccupaient le nord du Ravin, assaillaient par l'est le Bois de la Brosse à Dents, puis le débordaient par le Ravin de Constantinople que longeait sa lisière nord. A 16 heures, le 118ème devait l'abandonner, et les contre-attaques allemandes arrivaient jusqu'au Bois des Canons, à 1500 mètres au sud-ouest de Tahure, où les arrêtaient et les refoulaient légèrement la gauche du 118ème, et le 62ème et, après une courte panique, des fractions du 116ème que ce mouvement venu de l'est sur leurs arrières avait surprises. La fatigue, les pertes et le désordre - sans compter, par endroits, le manque de munitions -, ne permettaient pas à ces régiments de reprendre leur marche en avant. A leur gauche immédiate, les 1er et 3ème bataillons du 416ème ( 28ème D.I.) renforçaient vers 17h30 sur les pentes sud-est de la colline 193 la ligne de la 27ème division: le 75ème mêlé au 140ème, à des fractions du 52ème. Derrière eux, à la même heure, le 30ème R.I. ( 28ème D.I.) rejoignait sur la route de Tahure à Souain la droite de la division marocaine ( extrême droite de la 4ème armée ) qui, ayant attaqué des avancées de Souain, avait masqué à l'ouest les Bois du Cameroun et du Togoland comme l'avait fait à l'est la 28ème D.I. Le mouvement du 30ème achevait de les cerner par le nord. De ce massif de plus de cinq kilomètres carrés, la forte garnison était virtuellement prisonnière. Durant tout l'après-midi, et toute la nuit du 25 au 26, elle allait tenter de rompre les lignes qui l'investissaient; ses feux d'artillerie et de mitrailleuses prenaient à revers le 140ème, le 52ème, et le 75ème, des éléments du 116ème et du 416ème, établis sur la crête et sur les pentes de la cote 193. Vers le soir, des groupes commençaient à se rendre. Peu à peu, de l'incohérence de la bataille entre les Mamelles, Tahure et la Butte de Souain - à l'ouest de la cote 193 - qu'avait atteinte la 4ème armée, se dégageait une ligne nouvelle, tenue par les régiments sans cadres, réduits de plus de moitié, mais qui permettrait l'afflux de nos divisions de réserve. 
 
     Quand, avec le jour pluvieux, s'était réveillée l'artillerie, les colonnes des réserves achevaient de gagner, par les pistes gluantes déjà, les petits vallons et les bas boqueteaux qui leur avaient été assignés comme emplacements d'attente. Derrière les 39ème et 11ème divisions, la 153ème D.I. avait ses premiers éléments dans le vallon sud-ouest - nord-est à mi-distance de Minaucourt au Marson, et la 53ème, prête à suivre le 11ème corps, échelonnait sa 105ème brigade ( 205ème, 236ème, 319ème R.I.) au sud immédiat du Balcon et du Mesnil-les-Hurlus, derrière la 21ème D.I., et sa 106ème brigade ( 22ème, 228ème, 329ème R.I.) un peu à l'ouest, entre la Voie Romaine et l'est de Perthes, derrière la 22ème division. 
 
     A 9h15, sous les départs tambourinants des barrages qui précédaient nos vagues d'assaut, elles s'engagèrent dans les boyaux menant aux premières lignes. Bientôt, parvenus aux crêtes qui jusque là les leur cachaient, les hommes des bataillons de tête virent des paquets de prisonniers se hâtant sous les coups de canons allemands, ou transportant les premiers blessés. Par certains de ceux-ci, ils eurent des nouvelles de l'attaque - contradictoires et décousues, instantanés fragmentaires dont les mots ne savaient exprimer le mouvement et le relief qui restaient figés dans les yeux des combattants. Puis, tassées aux creux des boyaux, les longues files s'immobilisèrent, en attendant des ordres. Le vent rabattait sur elles des fumées puantes, acides, que la pluie clouait au sol avec ses milliards d'aiguilles obliques. Les hommes se masquèrent. Devant eux, le Ravin du Marson, les vaux crevassés du Mesnil et de Perthes étaient bourrés d'explosions, entre lesquelles se faufilaient de vagues silhouettes: prisonniers, blessés, agents de liaison, téléphonistes cherchant à réparer les lignes coupées. Par foucades, le tir de nos invisibles batteries se calmait, reprenait sa cadence enragée, sciée par les sifflements d'atterrissage et les tonnerres des obus ennemis qui, à travers les nuées basses et la brume, cherchaient dans tous les coins de l'arène fumeuse les canons enterrés, les renforts. Venus du hasard, des numéros de régiments, des bruits de victoire et de désastre, des chiffres de pertes, couraient de bouche en bouche entre les parapets tremblants, échos effilochés de la confuse bataille:  
" Du 26ème, il ne reste plus un bonhomme... " 
" ...La cavalerie charge en rase campagne, de l'autre côté des tranchées boches... " 
" ...Le sept-neuf a pris la Butte du Mesnil... " 
" ...Les fritz foutent le camp en pagaille... " 
 
     Plus proche que les autres, un sifflement, une explosion arrêtaient soudain ces on-dit. Les files se serraient devant quelques blessés qui, les yeux agrandis, partaient vers l'arrière, et, pour dégager le boyau, on basculait par-dessus le parapet un mort encore tiède. Les hommes devenaient nerveux: " 
 
     Qu'est-ce qu'on fout là? Je suis sûr qu'en ligne ils reçoivent moins d'obus que nous... " 
 
     Mais rien ne venait des quartiers généraux. Ils restaient muets, attendant les comptes-rendus, les rapports hâtifs dont l'assemblage leur permettrait d'imaginer, de façonner un visage à la bataille. Un peu après midi parvinrent aux deux divisions les ordres qui les engageaient. 
 
     Cette distribution des réserves fut l'un des actes les plus tragiques de la journée - et peut-être celui qui décida du sort de l'offensive. 
 
     Sur la foi des premiers comptes-rendus des unités d'assaut, retardés en chemin, le 418ème d'infanterie et les 2ème et 4ème bataillons de chasseurs ( 306ème brigade ), en tête de la 153ème D.I. au sud du Marson, étaient poussés à 12h30 vers la gauche de la 11ème division, afin d'appuyer et de poursuivre l'avance des compagnies du 79ème sur les pentes ouest de la Butte du Mesnil et du 37ème au Ravin des Cuisines; le 9ème zouave, premier régiment de la brigade de queue, se portait entre le Bois de Beauséjour et le ravin nord-sud à 1200 mètres à l'est de la ferme, à la disposition de la 39ème division qui avait franchi les lignes ennemies entre la Butte du Mesnil et Maisons-de-Champagne. 
 
     Vers la même heure, les trois régiments de la 105ème brigade s'avançaient au nord du Mesnil, derrière la 21ème division - bloquée toute entière devant la Courtine, mais que dégagerait la plus petite progression de la 11ème D.I., à sa droite, et la 106ème brigade jusqu'au nord des Hurlus et aux abords de Perthes, dans les lignes de départ de la 22ème D.I. 
 
     Tous ces mouvements étaient en cours d'exécution quand de nouveaux rapports apprirent aux quartiers généraux le désastre du 79ème R.I. et les difficultés qu'éprouvait la 11ème D.I. à l'ouest et au sud de la Butte du Mesnil, alors qu'à droite d'importants éléments de la 39ème division marchaient en direction de Ripont. Le commandement jugeait alors inutile d'engager sur les pointes d'arrêt ses réserves, et modifiait leur afflux à la 11ème D.I.; à midi quarante, ordre était lancé à la 306ème brigade de se porter, non plus à la gauche, mais à la droite de la 11ème, où le 69ème progressait vers les Bois des 20.000e et en zigzag, pour faire tomber la Butte du Mesnil en la débordant par l'est. Cet ordre touchait la brigade à 13 heures, alors qu'ayant franchi le Ravin du Marson, ses troupes en files marchaient vers les Trois-Coupures et le Ravin des Cuisines, par les boyaux. 
 
     Un peu plus tard, la rapide avance des 22ème, 27ème et 28ème divisions sur Tahure et la cote 193 étant confirmée, il était décidé de décaler vers l'ouest la 106ème brigade, qui passerait ainsi derrière la 27ème D.I.; la 105ème brigade glisserait à sa place et renforcerait la 22ème D.I. Déjà, vers 11 heures, les 1er et 2ème bataillons du 137ème R.I. ( 21ème D.I.), en réserve de division enter l'arrière du Bois Jaune-Brûlé et la Courtine, avaient été mis à la disposition de la 22ème D.I. pour garnir son flanc droit ouvert à l'ennemi par suite de l'arrêt de la 21ème division à l'est du Trapèze. Une double manœuvre de rocades divergentes était conçue et ordonnée, qui porterait vers les ailes marchantes les réserves et préparerait - ainsi qu'il était prévu pour les bois entre Perthes et Souain - l'encerclement de la Butte du Mesnil et de toutes les avancées à l'est du Ravin de la Goutte. 
 
     Cette manœuvre, classique, ne put réussir. pour la première fois, de grosses unités allaient tenter de manœuvrer non plus sur un terrain libre, ouvert à tous les mouvements et à tous les changements de direction prescrits en cours de marche, mais en devant soumettre à la fantaisie linéaire d'une voirie étroite et rigide qui les canalisait et leur imposait une marche à sens unique. Une fois engagés dans les cheminements mi-souterrains des boyaux, les régiments en files étirées sur des kilomètres tortueux, n'avaient plus de retour en arrière possible, ainsi que l'eau d'un torrent que seuls gouvernent les accidents du sol et les obstacles rencontrés. Les lignes transversales étaient trop peu nombreuses pour permettre les évolutions latérales, et nul ordre préparatoire n'avait pu les dégager, devant eux, des troupes de secteur et des réserves de première ligne qui les encombraient; à leurs croisements avec les boyaux d'adduction ou d'évacuation, des remous immobilisaient cette confuse marée humaine, battue par la pluie et par les obus; les hommes s'insultaient, s'empoignaient, coincés ventre à ventre, et des officiers exaspérés se menaçaient, pistolet au poing, en arguant des ordres qui les poussaient. Puis la file repartait, laissant derrière elle des morts mille fois piétinés. Elle s'égouttait lentement, homme à homme, entre les parapets dont les éclats zézayants des feux de barrages, les rafales de mitrailleuses, qu'avaient dépassé les vagues d'assaut interdisaient l'escalade, et tronçonnée par des fragments d'autres unités, par des éboulements, par des paquets de blessés qui cherchaient en vain les postes de secours. Bientôt, faussés tous les calculs relatifs à leur écoulement, vingt-huit bataillons échappèrent aux états-majors longtemps ignorants de cette situation, dont les ordres ne leur parvinrent qu'après des heures, d'avance caducs, inexécutables, et marchèrent au jugé, au hasard, dans une confusion telle qu'aucun d'eux ne put renforcer dans la journée les divisions d'assaut. Jusque tard dans la nuit, et, sur certains points, jusqu'au soir de la journée suivante, celles-ci durent seules assumer la défense du terrain conquis. 
 
     Déjà, au 20ème corps, le jeu des bataillons en réserve de brigade ou de division avait été faussé par les îlots de résistance reformés derrière les vagues d'assaut. Vers midi seulement, alors que le 3ème bataillon du 146ème R.I. ( réserve de brigade ) ne progressait que pas à pas dans les boyaux à pancartes gothiques du Bois en Demi-Lune - dépassé depuis plus de deux heures par les éléments d'attaque du 146ème et du 153ème - le 3ème bataillon du 156ème ( régiment en réserve de division ) tournait par le ravin du Fer-de-Lance, l'ouest des tranchées du Bastion. Il y capturait plusieurs centaines d'allemands, mais devait stopper sous des feux de barrage et des mitrailleuses tirant de la partie est, devant laquelle était toujours arrêté le 1er bataillon du 146ème, extrême droite de la 3ème division, à moitié détruit dès son départ. Les 1er et 2ème bataillons le suivaient, ainsi que le 3ème bataillon du 153ème ( réserve de brigade ), et marchaient sur la ferme de Maisons-de-Champagne et l'extrémité est du Bois Allongé. Tous ces Bataillons avaient fondu sous les barrages, durant leurs mouvements dans nos tranchées, pendant la traversée de l'interligne où des chevaux affolés par les éclatements erraient entre les morts restés en place, et, dans le dédale des ouvrages ennemis, au cours d'obscurs combats contre des allemands isolés. Quand, vers 14 heures, ils arrivèrent au boyau de Hambourg, qui reliait l'est du Bois Allongé aux tranchées du Fer-de-Lance, des files de tirailleurs ennemis avançaient au sud de Maisons-de-Champagne - à moins de trois cents mètres devant eux - et s'arrêtaient sous notre barrage. A 14h30, l'avance tentée vers la Ferme par le 2ème bataillon du 156ème échouait sous des tirs d'enfilade venus de l'arrière du Bastion, et un peu plus tard le 3ème bataillon du 153ème rejoignait, aux abords du chemin de Perthes à Maisons-de-Champagne, ce qu'il restait de nos vagues d'assaut refoulées. Durant tout l'après-midi, ces unités dispersées, à peu près ignorées du commandement, s'efforceraient d'avancer, de se lier. Aucune communication n'existait, à sa droite, entre le sud de Maisons-de-Champagne et la Main de Massiges qu'achevaient de conquérir les coloniaux; à gauche, le 160ème - dont des compagnies squelettiques et fragmentées, restées dans les toutes premières lignes conquises, nettoyaient le Fortin - , et les débris du 3ème bataillon du 69ème ( 11ème D.I.), non renforcés depuis le matin, tenaient le Boyau de Posen, tout au long de la lisière nord du Bois allongé; ceux de leurs éléments qui faisaient face à l'ouest, à la butte du Mesnil, arrêtaient des infiltrations allemandes venues du Bois des 20.000e vers la Tranchée des Walkyries. Pendant les instants où se calmait le bombardement, les hommes entendaient pétiller, loin devant eux, des fusillades éparses: des derniers survivants, les derniers isolés de nos premières vagues achevaient de résister, vers la Dormoise. Peu avant la nuit, des éléments du 153ème et du 156ème franchissaient de nouveau la route de Perthes à Maisons-de-Champagne et atteignaient la cote 185, à trois cents mètres à l'ouest de la Ferme. Du Bois Rabot, dépassée par nous le matin, de courtes flammes jaillissaient et zébraient la grisaille pluvieuse du crépuscule: des pièces allemandes s'y étaient réinstallées. Vers la même heure, le 1er bataillon du 146ème, réduit à quelques hommes, progressant de tournant à tournant dans les tranchées de l'est du Bastion, arrivait aux secondes lignes ennemies, à peine à mi-chemin du Bois en Demi-Lune et de Maisons-de-Champagne. Et, premier régiment des réserves parvenant à se tirer de ces traquenards qu'étaient nos boyaux, le 9ème zouave renforçait de quelques compagnies la ligne baroque, sans continuité, de la 39ème division. 
 
     Et sur les quatre kilomètres de front à peu près intact entre le Bois Oblique et la Mamelle-Sud, le centre et la gauche de la 11ème division résistaient péniblement aux contre-attaques dans les organisations ennemies de l'Ouvrage du Filet, du Ravin des Cuisines, des pentes ouest de la Butte du Mesnil où, derrière l'élan malheureux du 79ème, les allemands avaient reformé leur ligne, et les compagnies d'assaut de la 21ème D.I., dont beaucoup d'hommes étaient restés blottis dans les trous d'obus et les vestiges des boyaux du bled, sous les mitrailleuses et les grenades, essayaient de se regrouper dans leurs tranchées de départ, devant la Courtine. Derrière elles, et coincées par les bataillons de réserves et les troupes de secteur que clouait à leurs emplacements d'attente l'échec de l'attaque, les 153ème et 53ème divisions nageaient lentement, inutiles, aux creux sans horizon des parallèles et des boyaux. Dans sa marche vers l'est, le 418ème refoulait sur le Marson, entre les Trois-Coupures et le Bois en Équerre, les 2ème et 4ème bataillons de chasseurs. Roquant vers l'ouest, arrêtés et talonnés par les trois régiments de la 105ème brigade qu'ils bloquaient, les 1er et 2ème du 137ème réussissaient, vers 16 heures, à se dégager, à glisser devant l'Ouvrage du Trapèze avancé comme un éperon entre la gauche de la 21ème D.I. immobilisée et la droite de la 22ème. Cinq heures de marche stagnante leur avaient fait parcourir douze cents mètres, et leur avaient coûté plusieurs centaines d'hommes. Et ils devaient, alors, avant de se redresser vers le nord pour gagner le Ravin de la Goutte et se mettre à la disposition de la 22ème D.I., pousser davantage encore les avancées de Perthes, Jusqu'aux Bois Triangulaire et Violet. Tournés le matin par le 118ème qui avait continué sur Tahure son avance, et laissés vides toute la journée faute de réserves disponibles sur ce point, les Bois des Loups et des Renards étaient entièrement réoccupés par l'ennemi. 
 
     A travers la pluie, à travers les fumées et les nuages qui roulaient sous le vent froid, le soir se glissait, morne et lent, trop lent aux yeux des hommes. Des états-majors où les grands chefs anxieux coordonnaient les éléments confus de la bataille, aux postes de commandement de régiment qui cherchaient à situer, à dénombrer, à regrouper leurs troupes, aux landes reconquises que creusaient les vagues d'assaut épuisées, toute l'armée attendait la nuit et voyait en elle une libératrice. 
 
 
 
SUCCÈS PARTIELS, ÉCHEC CERTAIN 
( 26 - 27 septembre 1915 ) 
 
     Les boyaux et les tranchées devinrent de longs canaux pleins d'ombre. Et la pâleur grumeleuse des parapets se devinait encore que, lambeau par lambeau, les réserves se dégageaient de ces labyrinthes impraticables où le jour chargé de menaces les tenait prisonnières; coupant à découvert le terrain hérissé de vieux réseaux, raclé par une année de bombardements, où chacune des attaques de l'hiver avait cessé son sillon, elles cherchaient à retrouver l'ordre et la direction perdus. Devant les secteurs d'où l'offensive n'avait pu se déprendre, les survivants du bled rampaient vers leurs lignes de départ, sous le balai mortel des mitrailleuses, égarés, en certains endroits, par des appels d'allemands astucieux:  
" ...Par ici...Français, par ici... " 
 
     Des brancardiers, l'oreille au guet des gémissements des blessés, erraient parmi les morts de l'attaque fauchée. Ici, à la grenade, on achevait de vider de leurs occupants les abris conquis. Là, on recreusait les tranchées prises, on déroulait devant elles des spires de réseaux Brun, et, de temps en temps, les hommes suspendaient leur travail pour écouter de lointains ronflements de moteurs: phares éteints, des autos à croix rouge venaient jusqu'au pied du Promontoire, de la Main-de-Massiges qu'après une journée d'incessants corps à corps avait enlevé le Corps colonial, et dans le Ravin du Marson qui regorgeait de blessés. Les premières fusées grésillèrent sous la pluie, en jetant de grandes lueurs affolées que le vent et les nuages abattaient au sol. Peu à peu aveuglé, le bombardement déjà ralenti ne battit plus qu'au hasard l'opacité molle des arrière-lignes. Et les brèves aurores arrachées à la boue par les explosions éclairaient des pans de terres chaotiques, des pistes couvertes d'un grouillement d'hommes casqués, de canons et de charrois. 
 
     Durant tout le jour, notre artillerie n'avait pu pousser vers la cote 193, vers Tahure, que de rares batteries. La nuit la tirait de ses trous, de ses épaulements gabionnés. Mêlée à des réserves, à des convois de matériel, elle commençait de franchir nos premières lignes laissées presque vides par l'avance, les anciennes positions allemandes où des abris incendiés fumaient encore. Dans ces tranchées bouleversées, pleines de morts torturés, à la terre émiettée par les obus et gluante, les pièces, les caissons culbutaient, que des hommes attelés par dizaines désembourbaient, hissaient et tiraient plus lion. Après un an d'arrêt, le flot vivant qu'avait vu déferler sur les collines des Hurlus et de Beauséjour l'automne de 1914 recommençait de couler, derrière les vagues d'assaut. Et sur les points extrêmes atteints par celle-ci, les hommes qui avaient poussé jusque-là la guerre s'effaraient de la nouveauté hallucinante qui les entourait. 
 
     Peu à peu, ils avaient vu se décaler dans la nuit les plans des collines, les masses des boqueteaux, se multiplier par lui-même l'inconnu qui les avait accueillis. Ils avaient alors plus commodément approfondi leurs trous, et, sous la pluie, éventré des boîtes de sardines ou de singe, taillé un chanteau de pain pâteux, cherché à retrouver leur section, leur compagnie, leur régiment. Devant-eux, derrière eux, des mitrailleuses égrenaient soudain leurs balles, grains aigus d'un chapelet qui portait au désespoir une prière mortelle. Par instants, glissaient entre deux nuages une lune basse et mouillée, lent bolide. Et les maigres buissons qui marquaient les lisières des propriétés périmées, d'anciennes cultures, d'anciens champs veufs de travaux agricoles et de bétail, devenaient transparents aux regards, au danger, sans que fût amoindri le mystère de cet univers désorienté, plus instable encore que celui quitté le matin même par les hommes, il y avait, leur semblait-il, bien longtemps. Les anciennes tranchées des Hurlus, de Perthes, et les collines ingrates secouées par les mines et les torpilles, leur apparaissaient comme des havres paisibles; de cette relative tranquillité les séparaient des bois et des landes sans noms, aux tournoyantes perspectives, aux dimensions illimitées, des paysages fumeux et grisaillés où se situaient mal les images et les sons tragique de l'avance, hantises rêvées, et dont seule affirmait la réalité l'absence définitive de leurs compagnons tués en route. Sur eux croisaient des obus fous, venus de partout et de nulle part chercher d'imprévisibles points d'impact - sur eux comme sur les Bois du Cameroun et du Togoland où des milliers d'allemands résistaient encore, ou se rendaient par groupes en montrant des chapelets et des images pieuses, comme sur les files de blessés qui désespéraient d'arriver jamais aux tranquilles arrières, comme sur les colonnes d'artillerie et de ravitaillement, sur les pièces qui, à peine dételées, s'enterraient entre les boqueteaux, sur les bataillons des réserves errant, derrière des guides à demi égarés, à la recherche des emplacements prescrits par les ordres et qui, bien situés sur les plans directeurs, semblaient avoir fui ces terrains fantastiques, hantés de lueurs soudaines brisées par la pluie, de fusées, et que se disputaient les explosions et un menaçant silence. A tâtons, les sous-lieutenants commandant de compagnie, les lieutenants chefs de bataillons, allaient reconnaître leur ligne nouvelle, coupée par des fractions perdues d'autres régiments, et tentaient de rétablir la liaison entre leurs unités dispersées, avec leurs voisins de droite et de gauche. Revenus dans leurs fosses boueuses, ils adressaient à l'arrière des compte rendus de pertes, des demandes de matériel et de munitions, des rapports imprécis qui pourriraient peut-être dans la main crispée du coureur abattu. Et avant de s 'enrouler dans leur couverture empesée par la marne et d 'essayer de somnoler, ils interrogeaient une fois de plus le brut alentour, ayant le sentiment d'être abandonnés, d'être perdus, à bord d'un radeau sans boussole, au milieu d'un océan de terres houleuses. Comme sur le front de la 4ème armée qui, à gauche, avait avancé de plus de trois kilomètres entre Auberive et la Butte de Souain, la guerre, devant Beauséjour, devant Tahure, avait crevé ses horizons habituels et battait gauchement un air où haletait se respiration de bête mécanique. 
 
     Peu après minuit, un coup de vent d'est balaya les nuages, et le ciel réapparut, laiteux, plein d'étoiles grelottantes. Ce n'était qu'une demi-clarté fumeuse, molle, sous laquelle se mêlaient et flottaient en longues nappes les brouillards de la Dormoise et du Marson, les fumées d'obus perdus et l'haleine de la terre mouillée. Cette aurore nocturne aida cependant à la marche des coureurs, au regroupement des troupes, à l'avance des réserves. Expédiés depuis des heures, les ordres de l'armée purent enfin se transmettre et recevoir un semblant d'exécution. Les hommes de l'extrême-bled virent passer des agents de liaison courbés qu'ils interrogeaient à mi-voix. De la Main-de-Massiges à la Butte du Mesnil, des avancées de Tahure à la cote 193, la bataille se réveilla, sans attendre le jour. Mais tant au sud qu'à l'est de la Butte du Mesnil, devant Maisons-de-Champagne et l'Ouvrage de la Défaite, nos tentatives nocturnes échouèrent, n'ayant abordé qu'en rares points la ligne allemande aux aguets. De même à l'ouest de Tahure, où nous nous portions en avant à 4 heures. Des obus éparpillés répondaient à notre bombardement. Les vagues avançaient pas à pas, presque à tâtons, dans les boqueteaux aux branches humides, entre les trous des landes, et cisaillaient quelques minces réseaux, dépassaient des bouts de tranchées vides. Après dix minutes, elles rencontraient partout , à contre-pente de la cote 193, dans le Bois du Coucou, dans le fond entre le Mont Muret et les basses pentes de la Butte de Tahure, les mêmes réseaux de fil épais, les mêmes fortins qui les avaient arrêtés la veille. Il n'y avait pas de faille dans ces défenses à peine bombardées qui liaient entre eux de petits bois opaques, et que battaient des feux de mitrailleuses. L'attaque dut s'arrêter, refluer par endroits, s'aplatir dans les creux du terrain, sous les sapins dont les balles cassaient les branches. 
 
     Les agents de liaison reprirent en rampant le chemin de l'arrière. Un petit jour maussade ramena la pluie. Comme les hommes en train de creuser de nouveaux trous, le commandement comprit que cette seconde position de l'ennemi, cette ligne de la Vistule qui, trop lointaine, avait échappé à notre bombardement de trois jours, nous ne pourrions l'enfoncer qu'après une préparation nouvelle - que ne nous permettraient peut-être ni le mauvais temps ni les stocks réduits de nos munitions. Mais, dans le silence des états-majors de corps d'armée, on se murmurait que le général Pétain, commandant la 2ème armée, s'était entendu refuser téléphoniquement par le général en chef, la veille au soir, l'autorisation de suspendre une offensive qu'il jugeait désastreuse. 
 
     Lorsque avant l'aube elle connut l'échec nocturne du 20ème corps, l'armée décida de cesser les attaques frontales sur la Butte du Mesnil, trop fortifiée. Le 20ème corps l'assaillirait par l'est, pendant que le 11ème, s'efforçant d'enlever la Butte et le village de Tahure, l'envelopperait par l'ouest. A l'extrême-gauche, le 14ème corps tenterait encore de forcer la ligne de la Vistule et d'enlever la cote 201 ( Mont Muret ); un succès lui ferait prendre à revers la cote 193 et pourrait dégager l'aile droite de la 4ème armée arrêtée devant la Butte de Souain. Ces ordres découlaient de la manœuvres d'ailes, conçue dès les premières heures de l'offensive. Ils en étaient la suite et le développement logiques. Mais leur exécution exigeait des troupes alertes, une artillerie bien placée et servie par une bonne observation. Or une partie infime de nos pièces lourdes avait avancé avec l'artillerie de campagne, elle-même incomplètement réinstallée; les nouvelles positions prises l'avaient été en toute hâte. Le temps était bouché. Et - sauf la 33ème D.I. qui n'avait pas quitté ses emplacements d'attente -, nos divisions de réserve étaient aussi fatiguées que les troupes de premier choc. 
 
     A 5h30, dans le petit jour de nouveau pluvieux, le 2ème bataillon du 416ème et des éléments du 69ème, sans liaison à droite ni à gauche, s'élançaient de la Tranchée des Walkyries vers le nord-ouest, après une brève préparation. Ils franchissaient la route de Perthes à Maisons-de-Champagne, l'extrémité nord du Boyau Kolossal - qui reliait l'arrière du Filet à l'ouest du Bois Allongé -, y faisait des prisonniers, puis, sous les feux des mitrailleuses et d'artillerie de la Butte du Mesnil, le chemin de Perthes à Rouvroy. Deux sections seulement parvenaient au Bois des 20.00e. Refoulées peu après à la grenade, elles s'accrochaient à la lisière et y résistaient pendant plus de quatre heures. Vers 10h30, des renforts du 1er bataillon du 418ème, venus par le Boyau de Posen, prenaient pied dans le bois et s'y maintenaient, malgré d'incessantes contre-attaques. De la partie sud du Boyau Kolossal, des arrières du Filet, des allemands menacés par cette avance se repliaient vers les alignements de petits sapins qui couronnaient de sombres herses la Butte du Mesnil, gravissant les pentes sur lesquelles, le 27 février, s'était éparpillé l'assaut aveugle du 3ème colonial. 
 
     Faute de renforts disponibles, ce succès ne pouvait être exploité. Les deux bataillons de chasseurs de la 306ème brigade continuait de stagner dans les parallèles et les boyaux de notre arrière. Ils n'en sortiraient que tard dans la nuit du 26 au 27 réduits et démoralisés. En vain, dans l'après-midi, des officiers d'état-major tenteraient de rétablir l'ordre, de faire s'écouler entre les parapets aux pancartes abattues ces files de soldats exaspérés, de blessés, de prisonniers, de troupes de soutien, de corvées montant aux premières lignes, du matériel et des munitions. Renforcée, l'artillerie allemande arrosait ce terrain, et des obus faisaient s'entasser les hommes dans les tournants les plus profonds, les jetaient dans les amorces de boyaux, dans de vieilles tranchées abandonnées qui ne menaient nulle part; pour se protéger de l'incessant bombardement, certains commençaient d'y creuser leur trou, et leurs petites pioches et leurs pelles enfantines remettaient au jour des morts perdus des anciennes attaques. A 22 heures, - trente-trois heures après leur entrée dans les boyaux au nord du Marson - le 4ème chasseur, mêlé à un bataillon du 79ème envoyé en renfort vers la droite à 16 heures, s'échelonnait entre le Bois en Équerre et le Bois de Beauséjour, dans nos secondes lignes, et le 2ème chasseur était rejeté par bribes sur le Ravin du Marson. Pendant ce temps, des contre-attaques refoulaient des lisières nord du Bois Allongé le 160ème - réduit à 550 hommes et que ne touchaient pas les ordres. A sa gauche, en revanche, le 418ème et quelques survivants du 69ème se maintenaient dans le BOIS des 20.000e, et, à sa droite le 9ème zouave, toujours accroché à la colline 185, parvenait, sur le soir, à reprendre à la grenade la ferme de Maisons-de-Champagne. Et si les débris du 146ème, du 153ème, n'avaient pu aborder le Bois Marteau et l'Ouvrage de la Défaite, les coloniaux, aidés de la 32ème division - en réserve la veille vers Minaucourt et poussée pendant la nuit à la droite du 20ème corps - , achevaient la conquête de la Main-de-Massiges. 
 
     Sur le front des Mamelles à la cote 193, tenu par les 11ème et 14ème corps, la bataille restait tout aussi confuse, malgré l'afflux moins lent des réserves. Peu gênée, la 106ème brigade avait suivi de loin les régiments d'assaut. Mais, des unités de la 105ème, coincée durant tout l'après-midi du 25 dans les boyaux du Mesnil, la plupart n'avaient pu franchir les premières lignes allemandes à l'ouest des Bois des Loups et des Renards qu'au matin du 26, et section par section, en petits groupes épars et désorientés. Le 319ème seul, ayant remonté partiellement le Ravin e la Goutte, était arrivé à minuit vers la Brosse à Dents, aux lignes imprécises tenues par le 19ème et le 118ème; les 205ème et 236ème n'achevaient qu'à 8h30 leur concentration au Bois des Lièvres. Il ne pleuvait plus. Des obus grinçants coupaient l'air frais, le secouaient sur un paysage de vallons gris et de mouvements minuscules, sur les croix bien alignées d'un cimetière allemand à la lisière d'un bois, sur des pièces de campagne abandonnées dans leurs épaulements, et des cadavres gris autour desquels voletaient des papiers boueux. Ce fut sous un soleil timide que, vers la fin de la matinée, la 53ème division releva au sud et au sud-ouest de Tahure la 22ème, désorganisée par son avance et par la contre-attaque de la veille. 
 
     La 27ème D.I. n'était pas en meilleur état. Elle renouvelait cependant à 9h30 son assaut d'avant l'aube, mais en localisant au Mont Muret, qu'assaillirent par le sud des bataillons du 52ème, et, par le sud-ouest, un bataillon et des du 140ème, du 75ème et les trois bataillons du 416ème. Peu avant l'attaque, un violent barrage d'artillerie lourde obligeait le 52ème à s'abriter derrière la croupe sud-est de la cote 193 groupés, les deux bataillons franchissaient leurs trous abandonnés, traversaient le Ravin 165 et devaient stopper sous les mitrailleuses en lisière du Bois du Coucou, au bas des pentes du Mont Muret. A leur droite, l'attaque était pareillement arrêtée devant les réseaux que, trop peu puissante et mal réglée, notre artillerie avait laissé intacts. Des mitrailleuses et des rafales de torpilles la faisaient se replier. De petits groupes se cramponnaient au terrain, tentaient de s'infiltrer en cisaillant les fils. Ainsi, au début de l'après-midi, des éléments du 140ème et du 75ème parvenaient à enlever à la grenade un bout de tranchée sur la pente sud-est de la cote 201, vers la route de Tahure à Somme-Py. Ils s'y maintenaient pendant près de deux heures avant de se replier, décimés et à bout de munitions, alors qu'une troisième attaque montée par la 27ème division était demandée, devant la faiblesse de notre préparation, devant les incessants barrages ennemis. D'autres barrages, battant les pistes où se traînaient des files de blessés, les clairières entre les petits bois jonchés de cadavres et d'oiseaux foudroyés, retardaient la marche de la 31ème division qui devait participer à cette attaque. Elle ne parviendrait à la crête 193 et aux abords du Mont Muret qu'à la nuit tombante, vers 18 heures. 
 
     A 16h15, dépassant les derniers éléments avancés et non relevés de la 22ème division, la 53ème attaquait à son tour, entre les Bois des Perdreaux et la Brosse-à-Dents, en direction de Tahure. Les allemands n'avaient ni eut le temps ni les moyens de fortifier ce terrain, repris par eux la veille au soir; franchis les barrages, les compagnies d'assaut ne rencontrèrent que peu de résistance. A gauche, le 329ème, suivi du 228ème, parvenait à la route de Tahure à Souain, et la dépassait par places. A droite, les 205ème et 236ème, soutenus par le 319ème, avançaient de 1400 mètres et atteignaient les abords sud du village; des fractions du 205ème poussaient jusqu'au pied de la Butte de Tahure et s'y rencontraient avec des éléments du 224ème ayant attaqué au centre. Les compagnies d'assaut touchaient là la position de résistance ennemie. Elles devaient s'y arrêter, éclaircies - et épuisées: ces hommes n'avaient pas dormi depuis l'avant veille au soir, depuis près de cinquante heures. 
 
Aveuglant les mitrailleurs, les grenadiers qui, de part et d'autre des infranchissables réseaux de la Vistule, de la Défaite, cherchaient un mouvement, une ombre à entrevoir, un souffle à éteindre, une peau à crever, ce fut de nouveau la nuit. Permettant aux tirailleurs aplatis derrière une touffe d'herbe mouillée de relever la tête, aux débris égarés de l'attaque de ramper vers leurs copains. Mais avec elle revint la pluie qui, sur ces terres blanches et compactes, faisait dérisoires les outils des hommes creusant leur trou protecteur, rendait plus pénible la marche des relèves, des renforts et des agents de liaison, l'évacuation des milliers de blessés de la journée, les ravitaillements, l'arrachage à leurs tanières des canons et leur poussée vers des emplacements plus proches des lignes nouvelles. Des bois du Trou Bricot que l'on venait de nettoyer, des centaines de prisonniers sortaient en files et, voyant au passage dans les clairières, dans les ravinements vers Perthes, des escadrons sellés autour des feux de bivouac, emportaient en captivité des images de désastre. Bien qu'ignorants de tout ce qui dépassait l'étroit horizon de leur compagnie réduite, les hommes des premières lignes remâchaient leur déception: " ...On devait coucher à Vouziers, ce soir... ", et devinaient faussé l'appareil offensif dont chacun était une infime parcelle, et dont l'aspect précis et puissant, l'allure apparemment bien réglée, avaient effacé de leur esprit la rancoeur de treize mois de guerre " menée à la Napoléon III par des généraux de salon ". Dans les postes de commandement on continuait, après cet échec devant les secondes positions ennemies des deux armées d'attaque, à parler de l'arrêt de l'offensive, on s'inquiétait du moral des troupes, de l'épuisement rapide de nos stocks d'obus. Mais on annonçait pour le lendemain l'arrivée à Perthes de la 16ème division coloniale; on apprenait celle de la 3ème D.I. à Somme-Tourbe et de la 15ème à Sainte-Menehould. Mais on se répétait que les rapports de nos observateurs aériens - quelques avions avaient pu sortir, vers midi - disaient la minceur des défenses allemandes. Mais l'interrogatoire des prisonniers permettait de penser que l'ennemi s'affolait et jetait aux lignes ses renforts par bataillons isolés, à la hâte... Tout cela était contradictoire et confus - tout autant que les rapports, les comptes rendus transmis par des coureurs abrutis de fatigue, griffonnages qui mettaient des heures à parvenir, dont on ne pouvait obtenir confirmation qui confirmaient des messages qu'on n'avait pas reçus, annonçaient le succès ou l'échec d'attaques ignorées... A 19H45, l'état-major de l'armée apprenait ainsi que le 140ème d'infanterie avait enlevé la cote 201, et que la Tranchée de la Vistule, occupée vers 14 heures, avait été reprise par l'ennemi. La seconde partie du message rendait plausible la première, et la belle avance de la veille, sur ce point de la carte, avait créé une ambiance de victoire possible où s'étouffait le sens critique le plus en éveil. Maisons-de-Champagne reprise, les pentes nord-ouest de la Butte du Mesnil abordées, Tahure atteint et le Mont Muret occupé, tout cela inclinait le général Pétain à juger plus favorablement de la situation. L'offensive continuerait le 27 - selon le quartier général. 
 
     A droite comme à gauche, ce fut un nouvel échec. Là, à peine pouvions-nous progresser en direction de la Butte du Mesnil; ici, des deux régiments lancés à midi par la 53ème D.I. contre la Butte de Tahure, seules deux compagnies du 205ème pouvaient s'accrocher à un repli des pentes, ayant avancé de deux cents mètres à peine; le 329ème refluait vers la route de Somme-Py, où son état-major était anéanti par un obus - qui rompait en trois morceaux le drapeau. Et l'attaque de la Vistule n'était qu'une répétition tragique de celle de la veille. 
 
     Fixée à 6 heures, elle dut être reportée à 9 heures, puis à midi, puis à 14 heures: La pluie, la brume gênaient là aussi l'observation, et l'emmêlement des unités, sur ce terrain battu par l'artillerie adverse, sans boyaux, mais creusé de milliers d'alvéoles individuels, rendaient quasi impossible la mise en place d'un dispositif d'assaut. Renforcée de la 31ème D.I., la 27ème l'avait été aussi de groupes à pied de la 8ème division de cavalerie, d'éléments de la 28ème ayant achevé le nettoyage des bois à l'ouest. Entre ceux-ci, le Bois des Perdreaux au sud, et les boqueteaux de la Savate et du Voussoir où elle se liait à la 53ème - sur moins de trois kilomètres carrés - plus de mille hommes s'entassaient. Des lignes d'assaut, plus que des vagues, se dégageaient enfin de cette cohue, échelonnant sur deux mille mètres, du bas des pentes est du Mont Muret - toujours tenu par les allemands -, au sommet de la cote 193, dix-sept bataillons appartenant à onze régiments. A 16 heures, cette masse sans cohésion s'ébranlait, entrait dans la zone où les attaques précédentes avaient laissé leurs morts. Des barrages la rompaient, l'éparpillaient. Quelques sections protégées par un coin de boqueteau, par un ressaut du sol continuèrent d'avancer - jusqu'aux réseaux toujours intacts sur leurs piquets de fer scellés dans la craie, et derrière lesquels crépitaient les mitrailleuses des fortins. Des groupes essayèrent de cisailler les fils, de se glisser sous la plus basse rangée. Les grenadiers allemands veillaient, et les tireurs juchés dans les arbres. Peu à peu devant les fils de fer comme dans les petits vallonnements où s'étaient replié l'assaut désuni, les hommes indemnes se terrèrent, les blessés - plus de quatre cents pour les seuls 140ème et 416ème - cessèrent de hurler sous la pluie et les rafales. Et ceux qui avaient connu le "grignotage", les absurdes attaques de Lorraine, d'Artois, d'Argonne et des Hurlus, retrouvaient là la même atmosphère de comédie sinistre. Ils la flairaient dans la mollesse de notre artillerie, dans le manque de torpilles et de grenades, dans leur propre entassement sur ce terrain nu, dans les ordres d'attaques multipliés et les remises perpétuelles des assauts dans cette folie qu'était l'assaut lui-même, ce jet inutile, inhumain, de leurs poitrines contre une muraille d'acier barbelé. Ah! comme ils avaient été bien dupes de cette "offensive", un instant, de ses préparatifs, de sa terre fouillée, de son amoncellement d'hommes et d'engins de ses apparences! Rien n'avait été vraiment pesé, vraiment mûri... Rien n'était changé, depuis les lendemains amers de la Marne, rien, si ce n'était la couleur des pantalons, des capotes... Il y avait le casque, aussi. Mais il ne les empêcherait pas de se noyer, de sombrer dans la guerre... Car la guerre continuerait, et l'offensive... 
 
     Déjà des agents de liaison venaient de l'arrière, blocs de boue porteurs d'un nouvel ordre d'attaque, et leurs yeux se détournaient de ceux de ces hommes. Les premières fusées s'échevelèrent dans le ciel pluvieux. On parla d'attaque de nuit. La nuit passa. Peu avant l'aube, des lambeaux de bataillons somnolents sortirent des trous. Mais on leur fit tourner le dos à l'avant. Au bord des pistes, il y avait des tas de pelles et de pioches. Dans les petits bois qu'épluchaient les obus, aux flancs détrempés des collines, les hommes se mirent à creuser des tranchées. Ils ne comprenaient pas. 
 
Ayant su que la cote 201 n'avait jamais été prise, que la ligne allemande de la Vistule était intacte, le général Pétain contremandait les attaques ordonnées pour le 28 septembre dans la région de Tahure, et prescrivait d'organiser défensivement le terrain. 
 
 
 
ARRÊT DE L'OFFENSIVE 
( 28 septembre 1915 ) 
 
     Vint une journée à demi-calme, au bord des landes conquises, une journée qui ne vit aucune vague d'assaut se dresser et tourbillonner sous la hurlée des barrages. Contre les obus ignorants de la trêve, les trous se firent plus profonds, commencèrent de se lier en esquisses de tranchées et de boyaux futurs. On ramena en arrière des groupes trop avancés, et, dans l'après-midi, du sommet tondu de la cote 193 aux abords de Tahure, zigzaguant à travers les bois éclaircis déjà des basses pentes du Mont Muret, devant les vallonnements à peine herbus de la Vistule, la nouvelle ligne se couvrit d'une étrange floraison de fanions blancs et rouges, en avant desquels se réglèrent les tirs de notre artillerie; des survivants de l'attaque du 27, que les mitrailleuses avaient, toute la nuit, toute la matinée tenus blottis sous les barbelés, revinrent en rampant devant cet autre danger. Le téléphone se déroula dans les vallons de l'arrière, où les hommes des bataillons en réserve s'arrêtaient de creuser au lent passage des pièces lourdes, au défilé des escadrons qui, en sens inverse, regagnaient leurs emplacements d'attente. Le soir, il y eut des relèves: La 16ème division coloniale remplaçait à la cote 193 et au Mont Muret les 27ème et 28ème D.I. à bout de forces. Mais apportée par les régiments neufs, par les ravitaillements, une rumeur de victoire courut le secteur, des postes de commandement aux trous les plus avancés: à gauche, la 4ème armée avait enlevé la Tranchée des Tantes - qui continuait devant elle la Tranchée de la Vistule - , crevé la ligne ennemie, droit devant Souain. Trois brigades avaient passé par la brèche, et la cavalerie chargeait dans la plaine de Somme-Py, poursuivant les allemands en retraite... 
 
     Venue à la fin d'un jour sans attaques, cette nouvelle ranima chez les hommes l'espoir défaillant. Devant eux, les mitrailleuses jacassaient, pies nocturnes. Un obus arrachait à la boue un coin de désert. De longues balles grinçaient, lâchées par des guetteurs aux yeux hallucinés. Demain il n'y aurait plus que du silence. Au bout du bled plein de morts, derrière leurs doubles réseaux, ces tranchées inabordables seraient désertes. Poussée plus loin, traquée, défaite, la guerre ne trouverait peut-être plus de retour, la vie... Et déjà cette vague de rêve chargeait la guerre d'un pathétique d'agonie. 
 
     Avant le jour, le bombardement reprit, serré, dans l'inconnu du secteur de la 4ème armée, vers la Ferme de Navarin, de l'autre côté des bois et des collines à gauche. Lentement il se rapprocha de Tahure. Le soleil pompa une pluie matinale. Des avions ronflèrent dans le ciel tout neuf, poursuivis par des éclatements cotonneux. Puis vint l'ordre d'attaquer, pour appuyer le succès de l'armée voisine. 
 
     Au soir, après un échec tout semblable à ceux des jours précédents malgré cinq heures de préparation, les survivants des bataillons d'assaut se retrouvèrent dans leurs ébauches de tranchées. Les hommes d'en face étaient toujours là. On sut aux états-majors que depuis deux jours les divisions de la 4ème armée fondaient devant une brèche illusoire. Comme en mars devant les Hurlus et la Butte du Mesnil, le mythe vivace de la percée obsédait le général de Langle de Cary, lui cachait la puissance passive des défenses ennemies, et il s'acharnait à forcer la chance des batailles, à coup d'hommes. A l'aube du 29, deux bataillons du 402ème, quelques compagnies de coloniaux et quelques groupes à pied du 2ème corps de cavalerie parvenaient pourtant à enfoncer et à dépasser de cinq cents mètres la Tranchée des Tantes. Ils étaient anéantis ou refoulés, le jour venu. Et jusqu'au soir les attaques se renouvelaient, vaines, brisées par des barrages de plus en plus violents, éparpillées de trou en trou devant des mitrailleuses de plus en plus serrées. Elles ne reprirent pas le 30 septembre, non plus que sur le front de Tahure et de la Butte du Mesnil: dans la nuit du 29 au 30, informé de la série d'échecs et de la situation réelle, le général en chef avait ordonné d'arrêter l'offensive - arrêt que lui avait demandé, quatre jours plus tôt, le chef de la 2ème armée. 
 
     L'arrière continuait d'espérer. Transmise - malgré la censure postale - par les lettres du front, colportée d'ambulances en hôpitaux et hurlée dans les gares par les derniers blessés, la nouvelle que la "trouée" était faite en Champagne avait débordé le monde cependant bien clos de la zone des armées, et tout le pays, fiévreux, en attendait l'annonce officielle. Oubliant les hécatombes de l'hiver et du printemps, déjà les imaginations ignorantes poussaient vers la frontière belge, et plus loin encore, d'éclatantes chevauchées imitées de l'épopée impériale et des chromos de 1870, des escadrons massifs qui sabraient des fuyards ennemis. Après le succès du 25 septembre, et ce bruit de rupture du front allemand, tous les espoirs étaient permis; il semblait impossible que la guerre ne redevînt pas semblable à ses images classiques, retombât dans les trous qui depuis plus d'un an la tenaient embourbée. Et l'on jugeait par trop prudent le silence que gardait le haut-commandement. 
 
     Trois, quatre jours passèrent. Et nulle ville reconquise - pas même Vouziers, si proche... - ne s'inscrivit au communiqué. Il rapportait des luttes d'artillerie, des succès locaux de nos armées de Champagne. Mais les mêmes noms de villages et de lieux-dits sans relief, Navarin, Tahure, Le Trapèze, Maisons-de-Champagne, se répétaient chaque jour et suggéraient que la guerre avait à peine tressailli, à peine bougé, dormeur insensible qu'on secoue vainement. Qu'avait-on parlé de victoire? Les beaux jours étaient revenus, cependant: depuis le 29 septembre la pluie avait cessé, la pluie qu'on avait dite provoquée par notre bombardement de trois jours. Quoi donc s'opposait à l'exploitation de notre avance du 25, à l'élargissement de la brèche ouverte alors dans les lignes allemandes? Les espoirs démesurés firent place à l'inquiétude, puis au doute, un doute hargneux envers ces chefs qui n'avaient pas su mener à bien une action si longuement préparée, envers ces troupes qui semblaient se complaire dans l'immobilité. Frustrées de la victoire espérée, de la paix entrevue, les foules ruminaient leur rancœur. 
 
     Seuls restaient silencieux les foyers tristes où des lettres, des colis adressés à quelque soldat étaient revenus timbrés de la mention désespérante: Le destinataire n'a pu être atteint en temps utile. Encore, entre les larmes, et quand fuyait des yeux le visage que les choses familières ne reverraient plus, des remarques lasses, des haussements d'épaules découragés, marquaient-ils quelle ignorance de la guerre survivait chez ceux qu'elle touchait au plus près. L'arrière, qui n'imaginait guère les combattants qu'à travers un écran de papier imprimé, répandant et fomentant des légendes immondes, et peut-être nécessaires, de "poilus" perpétuellement insouciants et rigolards, de grands chefs humains, prévoyants, géniaux - , l'arrière commençait de prêter au front un mystère plein de truquages, comme à un pays très lointain, un vague désert que colonisaient les enfants perdus de la famille, où quelques-uns mouraient mais où le plus grand nombre vivait assez commodément. Ce qu'étaient impuissants à dire les récits des permissionnaires, à montrer les membres fraîchement torturés des blessés, ce qui restait enclos dans les yeux fous des hommes boueux et chargés de musettes échappés de leur coin d'enfer, le vent de la mort ne pouvait davantage le faire entendre. 
 
     Avec un matériel fatigué, après une préparation réduite et des mesures hâtives, un nouvel assaut serait tenté - pour satisfaire à l'opinion déçue. 
 
 
 
FRONT DÉFENSIF 
( 29 septembre - 5 octobre 1915 ) 
 
     Pour le front de Champagne à demi-figé soudain, redevenu un immense chantier que creusaient des terrassiers furtifs, la bataille n'avait pas vraiment cessé. Devant les lignes de la Vistule, devant Maisons-de-Champagne et l'Ouvrage de la Défaite - quelle ironie inconsciente avait présidé au baptême de ce coin de tranchées? - Les attaques immobilisées avaient mué en une surveillance agressive, combats de patrouilles et de grenadiers, fusillades à travers les réseaux, rafales de torpilles et déclenchements de barrages. Au pied de la Butte du Mesnil on déblayait les tranchées prises de l'Ouvrage du Filet, du Ravin des Cuisines, et les équipes étonnées y découvraient des galeries profondes et longues, solidement boisées, qui reliaient des abris garnis de couchettes; on se préparait là à reprendre la guerre des mines - comme aux pentes de la Mamelle-Sud, sous laquelle, au bout d'une sape commencée depuis des semaines, le génie bourrait un puissant fourneau qui ferait sauter l'Ouvrage du Trapèze. Nos canons mollissaient, économisaient leurs obus, dont les stocks amoindris permettraient tout juste d'enrayer une réaction ennemie un peu prolongée. Mais nulle contre-offensive ne se déclencha. Les allemands n'ignoraient rien de nos réserves, et ils n'en étaient plus aux actions de détail inconsidérées; leur artillerie seule redoublait de violence, cherchant et battant, sous les couverts des petits bois saccagés, aux revers des collines où chaque matin découvrait de nouveaux embryons de tranchées, sur le lacis blanchâtre des pistes jalonnées de cadavres et de matériel abandonné, les compagnies de travailleurs, les ravitaillements, les réserves plus ou moins bien terrées, les dépôts de munitions, les relèves. En toute première ligne, une nuée de canons-révolvers faisait gicler leurs petits obus piauleurs vers la moindre apparence de mouvement, vers le plus mince jet de terre pelletée. Exceptionnels avant l'offensive, les obus à gaz devenaient courants; leur éclatement mou noyait de nappes jaune-vert, suffocantes ou lacrymogènes, les fonds où se cachaient nos batteries, les cheminements, et les vallons du proche arrière où les bataillons écrasés se reformaient et prenaient un semblant de repos. Sans abris, manquant d'eau, mal ravitaillés et plus que jamais rongé par la vermine, les déjà rares survivants "du début", qui avaient cru en septembre 14, ou durant les mauvais jours de l'hiver et du printemps, toucher au tréfond de la souffrance, ne voulaient plus se demander jusqu'à quel point de cruelle perfection se hausserait la guerre. 
 
     Une passivité sceptique remplaçait chez le peuple des tranchées l'espérance que lui avait rendu la préparation de l'offensive, et il ne croyait qu'à moitié à l'arrêt de celle-ci. 
 
     "On remettra ça un de ces jours, disaient les hommes accoutumés depuis un an à recommencer dix fois une attaque vouée à l'échec. T'as jamais vu une offensive finir au bout de dix jours, non? " 
 
     Le départ pour le "grand repos" de la 27ème D.I., relevée le 29 septembre, leur donna une petite lueur d'espoir. Mais si souvent les avaient dupés les "tuyaux" venus des trains de combats, des cuisines, voire des postes de commandement que seuls pouvaient les émouvoir les témoignages de leurs yeux, de leurs oreilles - les faits. Et rien, autour d'eux n'annonçait le retour au calme. On montait aux premières lignes des crapouillots et des torpilles. Loin de s'en aller, l'artillerie lourde prenait de nouvelles positions, se rapprochait de l'avant. Les escadrons "de poursuite" étaient toujours vers la Voie Romaine, sous les sapins qu'à longueur de licou rongeaient les chevaux affamés. Relevée, la 28ème division ne quittait pas le front, et les divisions récemment arrivées, la 3ème et la 15ème, restaient passives, attendant quoi? Dans les petits bois bombardés du petit arrière. On commença de parler de nouvelle offensive. Et parfois, la nuit, ou durant les heures d'inaction de ces tièdes journées d'automne, les hommes écoutaient, inquiets, entre deux sommes, un bombardement ronflant qui couvrait les explosions isolées s'étouffant de vallon en vallon. Cela venait des avancées de Tahure. Tout le secteur sut bientôt " Je les grignote... " qu'aux abords du Ravin de la Goutte, devant la Brosse à Dents, devant les Mamelles, jamais les attaques ne s'étaient arrêtées. 
 
     Tant que le commandement avait conservé l'espoir de voir craquer les lignes de la Vistule, nous nous étions contentés de consolider la ligne défensive hâtivement établie face à l'est, les 25 et 26 septembre, du sud de Tahure à nos anciennes tranchées au pied du Trapèze, pour protéger le flanc droit de nos divisions ayant avancé vers le nord; cette ligne discontinue et précaire, des éléments mêlés des 21ème et 22ème D.I. la poussaient en avant par d'incessants combats à la grenade. Au soir du 28 nous touchions presque les lisières ouest et sud du Bois de la Brosse à Dents, nous occupions le Bois des Échelons et, au pied des Mamelles, le Bois des Renards ainsi que la plus grande partie de celui des Loups. 
 
     Il fut alors avéré que, de la Butte de Tahure à la cote 193 et loin dans le secteur de la 4ème armée, nous avions rencontré une position de résistance devant laquelle nous resterions peut-être longtemps arrêtés. L'armée ne pouvait laisser menacée son aile gauche, dont les arrières étaient exposés à de possibles contre-attaques venant des Mamelles et, par le Ravin de la Goutte, qui échappait en partie à nos vues et à nos feux, des bois compris entre la Courtine, intacte, et la vallée de la Dormoise; le commandement décida de porter au Ravin de la Goutte ce "front défensif", de lui donner pour points d'appui le Bois de la Brosse à Dents, au nord, et les Mamelles, au sud. De plus, le succès de cette opération faciliterait l'avance éventuelle de la 53ème D.I. à gauche, de la 22ème, et, ultérieurement, nous permettrait d'amorcer par l'ouest la réduction de la Butte du Mesnil. 
 
     Le 29 septembre, liées à l'attaque de la 53ème D.I. sue Tahure, nos premières tentatives échouèrent, tant sur la Brosse à Dents que sur les Mamelles. Mais au soir du 30 une série d'attaques nous installait en bordure du Ravin de la Goutte, au pied des pentes nord de la Mamelle-Nord dans le Bois des Loups et aux lisières de la Brosse à Dents dont les taillis, déjà saccagés par nos obus, et bourrés de fils de fer, dissimulaient un lacis de tranchées, de boyaux autour d'anciens emplacements de batteries munis d'abris solides. 
 
     La progression s'y accentuait encore le 1er octobre, pendant que se poursuivait le bombardement des Mamelles. A minuit, une patrouille du 118ème rapportait qu'une tranchée ennemie, dans la partie sud-ouest du bois, n'avait pas de réseau. Trois quarts d'heure plus tard, le 1er bataillon l'enlevait à la baïonnette, s'en étant approché en rampant et le 2, poursuivait son avance, occupant des postes de commandement et des boyaux nouvellement creusés. Le soir même, à 20 heures, les 7ème, 9ème et 10ème compagnies du 137ème attaquant droit au sud, franchissaient le Ravin de la Goutte et s'emparaient de la Mamelle-Nord - après avoir enlevé la Tranchée Schiller, qui en défendait d'est en ouest les pentes. Mais au matin du 3, après une nuit coupée d'alertes, une violente contre-attaque nous refoulait du sommet, anéantissait la 7ème compagnie et ne s'arrêtait que devant la Tranchée Schiller, que nous conservions. Durant toute la journée, un bombardement incessant rendait impossible tout afflux de réserves; le soir, de nouvelles contre-attaques échouaient cependant sous nos feux, de 19 heures à 23 heures. Dans la nuit, un bataillon du 64ème et un du 65ème pouvaient renforcer les pentes conquises de la Mamelle-Nord, les liaient à nos lignes du Bois des Loups, et s'y retranchaient les 4 et 5 octobre. Malgré les renforts que presque chaque jour lui envoyaient les "bataillons de marche" campés à l'arrière immédiat, l'infanterie des 21ème et 22ème D.I. était épuisée. Mais l'Ouvrage du Trapèze, dont la prise partielle, au cours de la bataille d'hiver, nous avait coûté des centaines de morts et des milliers de blessés, que nous avions perdu en avril sous le double assaut des mines et des torpilles, était investi par nous de trois côtés. Nos attaques sur Tahure et les lignes de la Vistule pouvaient désormais se développer sans crainte pour leurs arrières sur Perthes. 
 
 
 
SURSAUT ET FIN DE L'OFFENSIVE 
( 6 octobre 1915 ) 
 
     Au matin du 4 octobre, nos bombardements, qui jusqu'alors se limitaient à un coin du secteur, à des tirs lents et lointains de contrebatterie ou de harcèlement, à des barrages devant un point d'où montaient des fusées d'alerte, s'étendirent à tout le front - des arrières de la Main de Massiges à la cote 193 et au-delà, devant la 4ème armée. Un gros envoi de munitions, le 2, avait permis la reprise de l'offensive. L'artillerie en commençait la préparation. 
 
     Elle dura deux jours. Aux hommes qui avaient connu celle ayant précédé notre assaut du 25 septembre, elle parut faible et, par endroits, inférieure en puissance au feu allemand. Au cours de la nuit du 4 au 5, des patrouilles sortirent devant la Défaite et la butte du Mesnil, devant la Vistule, et allèrent à l'aveuglette juger du ravage des réseaux ennemis; ça et là quelques obus heureux avaient ouvert une brèche étroite, mais nulle part ils n'étaient vraiment détruits: nous n'avions que de rares vues sur ces contre-pentes choisies de longue date, et, malgré le retour du beau temps, les brumes et les nuages bas de l'automne gênaient l'observation aérienne. Tout autant que les patrouilleurs découragés, qui estimaient à peu près infranchissables ces défenses, les états-majors doutaient du plein succès de la nouvelle attaque. 
 
     Moins que jamais nous ne pouvions espérer surprendre l'ennemi, et notre supériorité numérique du début de la bataille s'était chaque jour amenuisée pour aboutir à une sensible égalité d'effectifs. Le 5 octobre, cent soixante-douze bataillons allemands - au lieu des soixante-dix le 25 septembre - étaient massés devant la 2ème armée. Indépendamment des huit divisions ayant participé à la première phase de l'offensive et non retirées du front (1), de la 31ème D.I. et de la 16ème D.I.C. engagées depuis les 27 et 28 septembre devant le Mont Muret et la cote 193, nous leur opposions deux divisions nouvelles. Le 30 septembre, la 3ème D.I.(2) poussait aux abords de Tahure et de la Butte quelques éléments commençant de relever là la 53ème D.I. qui se porterait vers la Brosse à Dents; au cours de la nuit du 3 au 4 octobre, la 15ème D.I.(") s'installait devant la cote 201, faisait serrer sur sa droite la 31ème division. Et les premiers régiments de la 4ème D.I. arrivaient le 5 dans la région de Perthes. De ces treize divisions, neuf prendraient part à la nouvelle tentative de rupture du front allemand de Champagne. 
 
     Elle fut fixée au 6 octobre. 
 
     La fatigue, la faiblesse en cadres et en effectifs de certaines de ces unités; la précarité de nos lignes nouvelles, de leurs communications; nos approvisionnements somme toute peu abondants en munitions d'artillerie, et les leçons chèrement payées du 25 septembre, nous interdisaient une opération de grand style qui eût nécessité trois mois d'études, de préparatifs, de travaux, et d'importantes réserves. Cette reprise de l'offensive serait réduit à la partie des secondes positions allemandes devant lesquelles étaient arrêtées, depuis dix jours, la gauche de la 2ème armée et la droite de la 4ème. 
 
     A l'armée Pétain - la 2ème -, la 31ème D.I. essaierait de nouveau de percer les lignes de la Vistule, la 15ème celles du Mont Muret, et la 16ème D.I.C. les défenses des pentes nord de la cote 193. Des attaques secondaires, à des objectifs limités, viseraient l'Ouvrage de la Défaite ( d'où le 156ème R.I. et le 2ème bataillon de chasseurs, qui l'avaient enlevé le 29 septembre au (1) les 32ème, 153ème , 11ème , 21ème , 22ème ,53ème et 28ème D.I. (2) 128ème et 272ème R.I.: 5ème brigade; 51ème et 87ème R.I.: 6ème brigade (3) 56ème et 134ème R.I.: 29ème brigade; 10ème et 27ème R.I.: 30ème brigade. (4)147ème et 328ème R.I.: 7ème brigade; 120ème R.I., 9ème et 18ème bataillons de chasseurs: 8ème brigade matin, en avaient été rejetés le soir même), dernier retranchement allemand du plateau de Massiges, les tranchées sud-est de la Butte du Mesnil, les mamelles et le Bois de la Brosse-à-Dents. L'attaque de ce bois, par les 22ème et 53ème divisions, déborderait sur le sud de Tahure; la droite de la 5ème brigade attaquerait le village pendant que la gauche s'établirait sur la Butte, appuyant la droite de la 31ème D.I. engagée devant la Tranchée de la Vistule. Sauf sur le Trapèze, ou il aurait lieu à 4h30 et serait précédé de l'explosion d'une mine chargée de 22000 kilos d'explosifs, l'assaut se déclencherait à 5h20, simultanément, sur tous ces points. 
 
     Peu avant l'aube, dans une brume épaisse montée des basses terres, les dernières fusées prirent des halos de lumignons. Quelques obus brassaient en hurlant cette poussière d'eau morte. A 4h10, une explosion pesante secoua les collines, éveilla dans leurs trous les hommes des réserves, fit sursauter les guetteurs et s'aplatir sur les pistes et dans les boyaux les files des derniers bataillons allant prendre leurs emplacements d'attaque: la mine préparée sous le Trapèze venait de sauter, vingt minutes avant l'heure fixée. 
 
     Il y eut, dans les compagnies se préparant à donner l'assaut et sur lesquelles retombaient en pluie les pierrailles arrachées, un moment de désarroi. Puis l'attaque se déclencha, décousue et à peu près aveugle dans le brouillard que sciaient les mitrailleuses, parmi le chaos des blocs de marne éparpillés, entre les tranchées éboulées où hurlaient des blessés allemands. Un bataillon du 64ème, un du 65ème et des éléments du 93ème devaient assaillir le Trapèze par le nord, l'ouest et le sud; ces attaques convergentes se mêlaient et se fusillaient, ombres aux uniformes indistincts. Les 11ème et 12ème compagnies du 65ème poussaient trop à l'est, dépassaient le Trapèze, étaient anéanties par des réserves ennemies à l'arrière de la Courtine; des pentes de la Mamelle-Nord, dont le 137ème réoccupait le sommet, les 9ème et 10ème compagnies tentaient de les secourir, mais ne pouvaient déboucher du versant est. Après des combats confus au corps à corps, sous un bombardement qui s'accroissait sans cesse, nous ne pouvions conserver le sommet bouleversé de la Mamelle-Nord. Le seul 65ème perdait 344 hommes. 
 
     Ainsi réveillée en sursaut, cette journée se refusait à nous être favorable, sauf à Tahure. 
 
     A 5h20, les 1er et 3ème bataillons du 128ème, dont le colonel venait d'être tué par un obus, en même temps qu'une partie de sa liaison, et un bataillon du 272ème attaquaient la Butte et le village, pendant que les 19ème et 118ème ( 22ème D.I.), ayant cisaillé avant le jour les fils de fer couvrant les tranchées allemandes de la Brosse-à-Dents, en surprenaient la défense, tuant des mitrailleurs sur leurs pièces. 
 
     Protégé par le brouillard dans lequel les mitrailleuses tiraient au jugé, le 128ème gravissait les pentes de la Butte de Tahure, nues, dont notre artillerie avait déchiqueté les réseaux. Il ne rencontrait de résistance sérieuse qu'à sa gauche, vers l'extrémité est des tranchées de la Vistule: au Bois des Mûres et dans un boqueteau contigu qu'il enlevait après plusieurs heures de combat. Ralenties par des feux de face et de gauche, ses compagnies de droite franchissaient à 9 heures le sommet de la Butte, abordaient la contre-pente à peu près démunie de défenses et s'y arrêtait par ordre, leurs objectifs étant atteints. L'une d'elle pourtant, avançait de plus d'un kilomètre vers le nord à la poursuite des fuyards et ne se repliait, sous un barrage peu nourri, que par crainte d'être coupée, et en ramenant des prisonniers. 
 
     A l'extrême droite du 128ème, la compagnie Cuny (4ème) était partie des abords nord-ouest du village en marchant à mi-pente de la Butte vers le nord-est. Des balles venant du sommet, non occupé encore par les compagnies à sa gauche, sifflotaient au-dessus d'elle. Dans la brume, elle glissait un peu trop à droite et tombait sur les lisières nord de Tahure où se rendait sans guère combattre une centaine d'allemands effarés par cette attaque venue de leurs arrières. N'ayant perdu qu'un homme, blessé en manipulant un pistolet trouvé dans un dépôt de matériel, elle s'installait dans une tranchée de la croupe est de la Butte. 
 
     A sa droite, vers la Brosse-à-Dents, invisible dans le brouillard, de l'autre côté du vallon où nichait Tahure, où prend sa source la Dormoise, pétillaient des grenades et des rafales de mitrailleuses; des barrages roulaient loin derrière, sur la Vistule et le versant ouest de la Butte. Tout était silencieux devant cette compagnie, autour d'elle. Des patrouilles s'en furent vers le nord, vers l'est, pendant que le 272ème s'établissait dans Tahure à peu près intact, qu'il avait abordé par le sud-ouest et traversé dans toute sa partie en capturant le reste de la Garnison. Les reconnaissances de la 4ème compagnie du 128ème rentrèrent, ayant poussé jusqu'au Bois de l'Anne, désert, jusqu'à un boqueteau à huit cents mètres au nord du village, où elles avaient trouvé des canons abandonnés. Les arrières est et nord-est de Tahure étaient inoccupés par l'ennemi. 
 
     Des comptes rendus partirent vers les postes de commandement. La matinée s'avançait, et la brume, lentement soulevée, laissait voir des vallons herbus, luisants, une hauteur couronnée de bois sombres, où rien ne bougeait, d'où ne venait pas une balle. Au-dessus de Tahure, des volées d'obus allemands et français se croisaient, glissant vers les arrières. La lutte à la grenade cessait et reprenait à droite, vers le débouché du Ravin de la Goutte, que de petits groupes d'hommes minuscules traversaient en tous sens sous des explosions. Enfiévrés par leur attaque victorieuse sans pertes, les hommes interrogeaient leurs officiers: 
 
     "Est-ce qu'on va avancer, mon lieutenant, Il y a personne devant nous..." 
 
     Mais les ordres d'arrêt sur les objectifs étaient formels. Nous n'avions à l'arrière immédiat de Tahure que des réserves trop peu importantes pour tenter là, sans risques une avance un peu poussée dans les lignes allemandes, la 6ème brigade, dont plusieurs bataillons s'échelonnaient le long du front de la 3ème division, dans les tranchées quittées au petit jour par les troupes d'assaut, et les trois bataillons non engagés de la 5ème brigade. Et la bataille encore indécise à droite et à gauche commandait ( même si les liaisons téléphoniques restaient parfaites entre les régiments engagés et les brigades, les brigades et les divisions, les divisions et les corps d'armée, et ceux-ci avec l'armée) de garder en attente ces troupes. A gauche, la lutte continuait dans le Bois des Mûres. A droite, des renforts allemands, venus sous le brouillard par le Ravin de la Goutte, avaient réoccupé à 7 heures l'est de la Brosse à Dents et, s'infiltraient par le Ravin de Constantinople, coupé du 19ème, resté dans les bois, le 118ème et le 3ème bataillon du 62ème qui s'étaient avancés au sud-est de Tahure. Le 3ème bataillon du 116ème et des éléments du 205ème se jetaient dans la brèche. Durant toute la journée, on bataillerait là sous le bombardement pour établir notre ligne nouvelle - qui devrait cependant reculer à 17heures, devant une contre-attaque, mais en tenterait une seconde, quarante-cinq minutes plus tard, dans la brume revenue avec la nuit. 
 
     Et jusqu'au milieu de l'après-midi, la guerre continuait d'ignorer la compagnie du 128ème avancée au nord-est de Tahure devant les arrières lignes allemandes vides de mitrailleuses lui avait été envoyée. Quelques obus lourds piochèrent à sa gauche la pente de la Butte, queue de bombardement qui ravageait le sommet. Coiffés de casques allemands, des hommes imitaient en riant, mains au ciel les gestes affolés de leurs prisonniers du matin. Vers 15 heures, un mitrailleur fut tué par une balle basse venue du nord. Peu après, une compagnie allemande, en ordre de sections par quatre, déboucha du Bois de l'Âne et descendit tranquillement vers Tahure. Sous la mitrailleuse elle se terra à mi-pente et ne bougea plus. Le soir, les hommes tendirent devant leur tranchée un réseau fait de fils barbelés trouvés dans le village. Et les officiers songeaient que cette frontière nouvelle aurait peut-être pu être poussée plus loin, que ces terrains découverts parcourus par eux le matin, et où tintaient maintenant des pelles et des pioches allemandes, auraient peut-être pu redevenir français - , comme Tahure, comme sa Butte, comme le Bois des Mûres, seules conquêtes de la journée. Partout ailleurs, nos attaques avaient échoué. 
 
     Échec sur l'Ouvrage de la Défaite, occupé après deux heures de combat par la 3ème brigade marocaine, et que le 9ème zouave, diminué de seize officiers et de huit cents hommes, contre-attaqué de front et sur ses flancs, devait abandonner à 15 heures. Échec au pied de la Butte du Mesnil, où le 37ème ne pouvait déboucher sous les mitrailleuses que l'artillerie n'avait pu atteindre. Échec sur les nouvelles positions entre Tahure et la cote 193, aux fortins toujours intacts, aux réseaux renforcés. Une brèche, par endroits, permettait à de petits groupes d'aborder les tranchées ennemies. Ainsi, les 10ème et 11ème compagnies du 122ème devant la Vistule, et, au pied du Mont Muret, la 11ème du 56ème. Celles-là devaient se replier sous les grenades et nos propres obus, et celle-ci, non renforcée, était réduite peu à peu; elle tenait encore deux heures après l'attaque et tentait vainement de creuser un boyau vers notre ligne que seuls deux hommes rallieraient un peu avant la nuit. Échec à la 4ème armée où, comme un matin du 2ç septembre, des éléments trouaient sur un petit front la défense adverse, échangeaient aux abords de la station de Somme-Py des balles avec un train chargé de renforts allemands, puis étaient anéantis ou refoulés. 
 
     Cet assaut perdu, ces attaques tâtonnantes dans les fils barbelés, ces coups de boutoir des marocains et des zouaves, ce bond victorieux sur Tahure, c'était le dernier élan, les derniers efforts d'ensemble de l'offensive à bout de souffle. En douze jours, du 25 septembre au 6 octobre, elle avait donné à la 2ème armée 11000 prisonniers, mais lui coûtait plus de 8800 tués, dont 418 officiers, et 37000 blessés, 16000 disparus. La 4ème armée aura 75921 hommes hors de combat. La plupart des bataillons nouveaux jetés par l'ennemi sur la ligne Massiges - cote 193, venant du front russe, il était permis de penser qu'elle avait touché l'un de ses buts - soulager notre allié - , l'essentiel cette rupture des lignes allemandes à quoi rêvaient depuis un an les grands théoriciens, n'ayant pu être atteint. Une fois de plus, la défensive l'emportait, malgré les moyens matériels supérieurs dont disposaient les assaillants. 
 
     A l'esprit critique et positif qu'était le chef de la 2ème armée, ces réalités matérielles conseillaient la prudence. Contre un ennemi renforcé, la poursuite de l'offensive aurait nécessité, par jour, 30000 coups d'artillerie lourde. Il n'en avait plus à sa disposition que 12500, moins d'un millier par kilomètre de front, d'un front mal dessiné, fixé au hasard des arrêts sous le feu, et fragile. Dans ces bouts de tranchées ravagées, sans abris et faisant face aux quatre points cardinaux, dans ces boyaux arasés et démunis de pancartes, les relèves et les ravitaillements s'égaraient, les ordres mettaient des heures à toucher des unités morcelées presque sans cadres. Une réorganisation s'imposait, des troupes et du terrain. L'action devait le céder à l'outil. 
 
     Il y aurait encore quelques attaques, violentes parfois pour assurer ce nouveau front, pour prévenir devant une réaction allemande, certaine. Elles donneraient à la 21ème D.I. l'Ouvrage du Trapèze, accablé de torpilles, et une partie de la Courtine, à la 22ème le Bois de la Brosse-à-Dents démuni de ses arbres, mais seraient impuissantes contre les lignes de la Vistule, contre le Bois de l'Anne, dédaigné par nous le 6 octobre, contre la Butte du Mesnil. Puis elles s'espaceraient de plus en plus; menées par des troupes exténuées, mal ravitaillées et torturées par la dysenterie, elles seraient moins mordantes. Aux derniers jours d'octobre, on rétablirait les permissions. Et les hommes verraient là, avec le départ de la cavalerie, d'une partie des pièces lourdes, le signe plus certain de la mort de l'offensive. 
 
     Coupant des files de journées pluvieuses, vinrent encore quelques beaux jours, chauffés de loin par un soleil qui fuyait ces terres à désastres. Les nuits se firent embrumées, glaciales, sous la pleine lune d'octobre. Chaque soir, les pistes nouvelles, construites pour mener au loin la guerre, voyaient passer les mornes processions des relèves; mal empierrées, spongieuses et d'un éclat de neige, elles les conduisaient silencieusement vers les halos des fusées dansant sur les lignes, les ramenaient vers les camps de repos - vers leurs alignées de trous recouverts de branchages, de carton bitumé ou de toile de tente. Comme au fond des cantines les "casoars" des rares saint-cyriens survivants, les chansons de marche somnolaient dans les dépôts de l'arrière, avec les vieux uniformes aux couleurs de parades pacifiques, et il leur faudrait des mois pour retrouver le chemin du front, avec les renforts des jeunes classes. Un obus sonnait mou au fond d'un vallon désert. Le Marson glougloutait entre ses joncs, sur un caisson culbuté. De petites lueurs timides filtraient de cagnas d'artilleurs. Les hommes avançaient comme dans l'air sans pesanteur d'un rêve, n'avaient de pensée que pour décoller leurs godillots de la boue plâtreuse où s'était engluée l'offensive. 
 
     A quoi bon penser dans ce décor miséreux qu'au dernier jour de l'été ils avaient espéré quitter à jamais? L'hiver approchait, un second hiver de guerre, qui ferait plus amer le souvenir du foyer lointain, des horizons familiers où des jours paisibles alignaient sans fin leurs perspectives. Le printemps naîtrait peut-être. Peut-être... Mais où pourrait-elle accrocher ses fleurs, la saison verte, sur ces collines délardées de leur mince couche arable, où les os des morts étaient un engrais inutile? S'il revenait, le printemps ne serait qu'un printemps de guerre, lui aussi ne ramènerait que des offensives, et ratées, comme hier, comme toujours. Et ce serait un autre été, un autre hiver, d'autres attaques. "La guerre ne finira qu'avec nous..."