Le climat politique et militaire est tel que les conditions pour qu'éclate une guerre sont réunies. Tout se précipite à partir de l'assassinat du prince Autrichien François Ferdinand le 28 juin, deux grands blocs coalisés se forment, la France donne l'ordre de mobilisation générale le dimanche 2 août, (la veille l'Allemagne déclarait la guerre à la Russie). Le 3, l’Allemagne déclare la guerre à la France, le conflit est commencé, elle passe par la Belgique et ouvre un front de la mer du Nord à la Suisse. L'évacuation commence, d'abord les Belges ensuite les Ardennais, le tour des habitants de Souain, va arriver le 2 Septembre par ordre de la préfecture. Martial Evrard alors âgé de 14 ans nous raconte qu'il est parti avec sa famille, les Allemands étaient sur leurs talons 10 à 12 km en arrière, le premier jour ils ont fait une étape à Herpine, ensuite une à St Dizier, puis une à Vavret en Haute-Marne, ils y sont restés une semaine. Le front venait de reculer grâce à la bataille de la Marne. Ils sont donc remontés à St Livière près du Der, où ils sont restés jusqu'à la fin de la guerre. Les autres habitants de Souain se trouvaient répartis au niveau de toute la vallée de la Marne et de la Vesle. Tous ne sont pas partis, des personnes âgées et ceux qui n'ont pu partir sont ainsi devenus les gardiens du village, envers et contre tout. Voici le récit d'une de ces habitantes Mme JESSON âgée de 70 ans : Lettre à Mr l'abbé Metz curé de Souain, décembre 1915..Cher Monsieur le curé.Je vous remercie du témoignage de sympathie que vous, votre mère et votre tendre sœur daignez m'envoyer, Certainement vous auriez pu savoir mon adresse plus tôt. Si je n'avais pas été si paresseuse pour écrire. Mais mon ignorance est si grande que je ne savais comment m'exprimer aussi je vous en prie, excusez-moi. Oui, j'ai eu beaucoup à souffrir depuis le début de cette terrible guerre. Et comme vous me demandez des détails sur notre pauvre Souain, je vais tacher de rassembler mes souvenirs pour vous faire connaître ce que j’en sais. Le mercredi 2 septembre notre voisin Mr Bernard arrive à 2 heures du matin nous dire. "Vite, vite levez-vous, il y a alerte, il faut partir. Mon mari se lave, va soigner son cheval pendant que moi j'entasse dans des sacs une partie de notre linge, nos habits et de la literie, puis l'on charge le tout sur une voiture à moisson. Vers 10 heures du matin, on attelle et l'on veut partir. Nous prenons le petit chemin qui longe notre jardin. Mais à peine avons nous fait 200 mètres que mon mari ne veut plus s'en aller et revient chez nous. Notre cheval non plus ne voulait pas marcher, alors nous fûmes forcés de revenir également.Le pays était assiégé de soldats Français qui se sont trouvés heureux de pouvoir si bien se ravitailler avec notre basse cour, poules, canards, oies et lapins. Ils en ont pris la plus forte partie comme ils l'ont dit ne voulant rien laisser aux Prussiens, ainsi que le vin de la cave qu'ils ont mise à sec, ayant laissé notre voiture chargée sous la remise, j'ai passé la nuit sur une chaise dans la cour. Tout le temps il arrivait des soldats qui venaient faire boire leurs chevaux, pendant que d'autres préparaient leurs repas. On voyait de grandes rougeurs du côté de Ste Marie à py, Sommepy et même de Perthes, on était tout affolé, quand donc le 3 septembre à 4 heures du matin on est venu de nouveau nous dire "Si vous voulez partir c'est tout de suite. Voici les Prussiens qui arrivent, on va dresser des barricades". Alors de nouveau on attelle le cheval et nous voilà partis cette fois sur la route de SuippesLe soir nous arrivâmes à Courtisols mais après avoir éprouvé bien des difficultés, les harnais de notre cheval brisés. Enfin tous harassés après avoir supporté les fatigues d'une pareille journée, on voulut bien donner à mes trois petites filles une chambre où elles se couchèrent toutes les trois dans le lit d'un commis qui était aussi parti. Mon mari resta près d'elles, la nuit il eut des coliques atroces et ne put prendre aucun repos. Moi je passais la nuit auprès de ma voiture et de notre cheval que l'on avait mis dans un clos. Malgré une chaude journée, je trouvais la nuit bien froide. Enfin le lendemain matin voyant que Jesson n'était plus en état de continuer notre route, il lui était impossible de garnir son cheval, de l'atteler et même de le conduire, nous résolûmes de retourner chez nous. A moitié chemin de Courtisols à Bussy nous rencontrâmes les Prussiens. Un de leurs chefs arriva près de nous avec un air féroce et demanda à mon mari où se trouvaient les Français, mes petites filles tremblaient de tous leurs membres, mon mari était anéanti. Je pris la parole et leur répondis qu’il ne les avait point vus. Je ne mentais pas puisqu'ayant passé la nuit dans une chambre, il n'avait rien vu. Moi, j'en avais vu passer toute la nuit se dirigeant du côté de Marson mais je n'étais pas obligée de leur dire. Voyant ce, le 'boche’ lui dit puisque vous ne voulez rien dire descendez de voiture, je vais vous tirer un coup de revolver, le revolver à la main comme s'il allait le frapper. Alors je lui répondis, "il n'a pas la force de descendre, descendez le vous-même et faites en une fin", il prit le parti de s'éloigner et de nous laisser tranquille. Un kilomètre plus loin nous fûmes obligés d'arrêter dans une pièce de sapins au moins pendant deux heures pour laisser passer un convoi de Prussiens qu'ils nous ont dit être à 70 000. Ils ne nous ont pas fait grand mal. Ils nous ont pris quelques provisions et une bicyclette, mais nous ont quand même effrayés.Rentrés à Souain vers 6 heures du soir en repassant par le chemin de la Chapelle, car la route de Suippes était obstruée par les Prussiens. Nous rentrâmes chez nous où tout était sans dessus dessous, le linge, les habits, des armes mis tout en tas dans une saleté terrible, tout pataugé plein d'eau de mortier. Voilà le tableau. Puis le bétail lâché, partant dans les champs, chez nous ils avaient tué une vache et un veau. Nous rentrâmes nos bestiaux comme nous le pûmes à l'exception des moutons qui ne furent jamais retrouvés. Voyez je ne puis vous dire comment les Prussiens ont été reçus. Je sais qu'il n'était resté que quelques vieillards, beaucoup de ceux qui étaient restés le 2 septembre sont partis le matin du 3 quand nous et n'ont été que jusque Somme-Suippe et sont rentrés le soir du même jour au pays, quand le bombardement ne s'est plus fait entendre. Le vendredi soir deux heures après notre retour deux Prussiens sont venus chez nous visiter toutes nos pièces pour voir s'il y avait des soldats cachés. Pensez comme l'on était effrayé, puis le samedi matin, on en voit encore venir deux qui s'emparent de notre cheval, et le lendemain dimanche ils viennent dire "cheval foutu". C'est le samedi 5 vers 4 heures du matin que le feu a pris au poste, les bâtiments de Firmin Monvarin, Jean Jaunet, Mr Oury ont été brûlés. Mais le presbytère avait été épargné. A partir du 8 on ne voit presque plus d'Allemands. Ceux qui étaient restés aidaient les civils de Souain à enterrer les morts. Chaque jour les hommes étaient réquisitionnés pour enterrer soit les soldats ou les animaux, on était resté à peu près une quarantaine de personnes en tout.Le 9 et le 10 on a été assez tranquille, on croyait les Prussiens partis pour de bon. Mais le vendredi 11 on en revoit en quantité et le samedi 12 on en est assiégé. Enfin le dimanche, on entend le canon de tous les côtés, la frayeur domine tout le monde, tous les voisins viennent passer la nuit dans notre cave qui mesure 25 mètres de long sur 5 mètres de large. Mon fils louis le père des petites filles qui était garde voies à St Menehould avait été évacué et était rentré avec nous depuis le 8 septembre. Couché dans une pièce du haut, la nuit il voulut aller dans le jardin, mais il recula en voyant la quantité de soldats qui s'y trouvait. Le lundi matin la maison de Georges Simon brûlait, il pouvait être 4 heures, on va ouvrir la porte de notre clos pour s'en rendre compte. Nous sommes tous étonnés de voir que c'était les Français qui étaient là. Ils nous disent, "c'est nous soldats Français", on leur répond, "oh ! quel bonheur, nous voilà sauvés. Mais il n'en était rien puisque depuis 16 mois le territoire n'en est pas encore débarrassé. Dans notre cave on y avait remisé un tas d'outils pelles, pioches, le dimanche soir après avoir terrorisé tout le monde et fouillé même dans la poche des messieurs pour prendre leur argent, ils ont enlevé tous les outils pour aller faire leurs tranchées.Donc à partir de ce jour, il s'y fit de grands combats nuit et jour on se battait. Puis les Allemands envoyaient les fusées enflammatoires presque tous les jours qui incendiaient. Le 14 septembre ce fut le tour de celle du marchand de vin, ainsi que la maison d'école, le lendemain c'était la Ruelle et une partie de la Chapelle. Enfin le 17 ce fut le tour de la Damont où tous nos voisins brûlèrent. La moitié de notre maison fut épargnée grâce à mon fils qui ne craignit ni balles, ni obus et aidé par les soldats qui passaient de l'eau, il éteignit les charbons enflammés. Obligé de lâcher les bestiaux dans la crainte du feu, nos vaches se réfugièrent dans le clos où pendant la nuit les boches vinrent se mettre à l'abri derrière elles. Les Français ne cessaient de tirer, le lendemain elles étaient toutes tuées, à l'exception d'une qui était rentrée dans la grange. Mais la journée du 19, ce fut un combat terrible, les Français avaient mis une mitrailleuse dans notre grenier. C'était effrayant, nous n’osions sortir, de notre cave, on entendait le capitaine commander ses hommes à la baïonnette. Une compagnie venait même s'abriter avec nous dans la cave, que d'hommes en ce jour ont trouvé la mort, quatre jours après on voyait encore dans les champs les cadavres aussi drus que les gerbes de blé au temps de la moisson.C'est à partir du 17 que presque tout le monde après avoir vu brûler ses maisons partit émigrer. Nous restâmes à 9 civils dans notre cave, mon mari, mon fils et ses trois enfants puis notre voisin Isidore Perot, beau père de Joseph Hubert, Mr Minon presque aveugle et Mr Auguste Joannes puis le frère Macquart et sa sœur qui étaient restés chez eux.La nuit du 23 au 24 septembre, mon mari se plaignit de grandes souffrances d’estomac et dans le jour on le vit s'affaiblir bien vite. L'après-midi il avait perdu l'usage de la parole et rendit le dernier soupir à 6 h du soir. Il est mort sans aucun secours, puisqu'il n'y avait ni prêtre ni médecin. Mais je crois quand même il a du offrir à Dieu le sacrifice de sa vie, car je l'ai vu plusieurs fois faire le signe de la croix. Je pense que le divin Maître lui a donné une place au ciel, car combien d'actes de contrition nous avons dit durant ces nuits d’anxiété. Il a fallu lui creuser une fosse dans notre clos et même s'abriter des obus qui pleuvaient tout le temps.Oh! n'est ce pas cher Monsieur le curé que si après les hostilités on peut le conduire au cimetière, vous viendrez rendre les derniers honneurs à celui que la peine, le chagrin, ses grands travaux ont conduit là. Trois autres civils sont aussi enterrés dans les jardins, Mlle Augustine Macquart morte des suites d'une chute, tombée d'un tas de blé. La Narkof souffrante depuis longtemps et Jean Marie Godin tué par une sentinelle Française. Ce pauvre vieillard sourd, n'ayant pas répondu à l'appel de la sentinelle elle fit feu et lui occasionna une blessure mortelle qui deux jours après le mit au tombeau. Voilà à peu près le résumé de la vie que nous avions dans notre cave, quant à la nourriture elle n'était pas non plus trop frugale, la vache qui nous était restée, nous fournissait assez de lait pour nous alimenter, le matin café au lait, mais presque sans sucre, car il était rare, à midi la soupe au lait et le soir un bol de lait à celui qui l'aimait.Nous sommes restés jusqu'au 13 octobre vivant ainsi, il n'y a qu'une dizaine de jours avant de partir que nous étions par ordre des officiers ravitaillés comme des soldats. Nous pensions rester tout le temps de la guerre ainsi, car on nous disait être aussi en sûreté que dans un fort, on entendait bien le canon, arriver les obus, on venait panser les blessés auprès de nous. Mais on s'habitue à tout, on n'était pas trop effrayé. Il nous était bien impossible de sortir, il y avait des sentinelles Françaises qui nous empêchaient de circuler aussi je ne puis rien vous dire de l'église ni du presbytère. Mon fils Louis a pu en voir d'avantage que moi, car pour lui sortir, il se faisait faire un sauf conduit par le capitaine logé chez nous.Il a vu votre mobilier à la rue et vos fauteuils jetés à la rivière, quant à l'église au 13 octobre quand nous sommes partis elle était déjà bien brisée. Quant à nous, c'est le 12 octobre à 9 h 1/2 du soir qu'un soldat par ordre du général est venu nous dire de partir, nous donnant juste 1/2 heure pour nous préparer. Réveiller les enfants déjà endormis, les habiller n'ayant presque point de lumière, figurez-vous l'affolement où nous étions. Aussi nous sommes partis sans avoir pu rien emporter, il fallait nous rendre à la haie de Couneux où les voitures de ravitaillement devaient nous prendre pour nous conduire à Suippes. Mr Minon et Mr Joannès furent mis sur des brancards et les soldats les portèrent. Pour moi il me fallut faire la route à pied, j'y arrivais bien essoufflée, puis il nous fallut attendre pendant une heure dans les champs avant que les voitures pussent nous prendre. Là on nous conduisit au poste de l’école maternelle où nous fûmes obligés de passer la nuit assis sur des gradins à endurer le froid. Arrivés là les gendarmes vinrent nous chercher vers 9 heures du matin pour nous conduire dans la ville où nous pûmes trouver un logement. Moi avec mes trois petites filles, chez une cousine qui voulut bien nous recevoir Mme Minon fut conduite à Châlons pour y être hospitalisée et Mr Perot et Joannès se dirigèrent à St Germain la Ville chez une nièce à Mr Anatole Hubert qui s'y trouvait déjà.Pendant 3 mois nous restâmes à Suippes alimentés par les soldats, obligées d'évacuer une seconde fois, un obus ayant démoli la toiture de la maison où nous étions logées. Je suis venue retrouver ma fille à Fouchères le 23 janvier 1915. Je suis logée dans deux petites pièces n'ayant ni cave, ni grenier, mais je m’en contente. Je suis proche de l’église, j’ai pour voisine ma fille et Mme Thiébault qui depuis le 8 Octobre est venue nous retrouver. Nous comprenons nos peines car l'une et l'autre nous avons des morts à pleurer. Notre consolation c'est de penser que ces chers disparus auront trouvé grâce devant Dieu et qu'aujourd'hui ils doivent être plus heureux que nous.Madame Jesson est décédée le 2 décembre 1918, à Fouchères ( Aube).